Beaucoup a déjà été écrit sur le Brexit : ses conséquences multiples, qui incluent un possible « effet domino », sur lesquelles il reste quantité de choses à dire et à analyser puisqu’elles se manifestent depuis le vote du 23 juin 2016 ; les procédures juridiques et administratives de sortie de l’Union Européenne, dont ou trouvera un exposé en anglais sur le site du Centre for European Policy Studies (CEPS) (1) ; la validité de la procédure ayant conduit à la décision des électeurs britanniques, qualifiée d’irresponsable par certains observateurs tout autant que la décision elle-même (2). Dans cet article, je ne m’intéresse pas à ces trois aspects de l’affaire, mais au droit de retrait (right of exit) qui justifie et, d’une certaine façon, constitue le Brexit. Considéré comme un droit essentiel voire, par certains, un droit qui conditionne beaucoup d’autres droits, le droit de retrait a fait l’objet de travaux en philosophie politique. J’en rends compte succinctement et, dans le prochain article, j’évoquerai la manière dont il a été évoqué dans l’éthique des affaires. Selon la perspective libérale, le droit de retrait (right of exit) va de soi, qu’il s’agisse du droit de quitter une association telle qu’un club sportif ou une communauté ayant une forte dimension identitaire pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques – des groupes humains que Dagmar Borchers et Annamari Vitikainen désignent par les expressions « groupes associatifs » et « groupes constitutifs » (3). Quitter un groupe signifie ne plus dépendre de lui, ce qui implique de ne plus être soumis à son influence et de ne plus subir son autorité. Cette possibilité constitue une condition du plein exercice de la liberté individuelle. La raison d’être du right of exit vient de ce que l’individu libéral doit être en mesure de choisir son plan de vie en pleine connaissance de cause et sans subir de contraintes extérieures. John Stuart Mill l’exprimait clairement dans son fameux essai De la liberté, publié en 1859 (4). Il y défendait « la liberté de tracer le plan de notre vie suivant notre caractère, d’agir à notre guise et risquer toutes les conséquences qui en résulteront, et cela sans en être empêché par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, même s’ils trouvaient notre conduite insensée, perverse ou mauvaise ». Il ajoutait que « c’est de cette liberté propre à chaque individu que résulte, dans les mêmes limites, la liberté d’association entre individus : la liberté de s’unir dans n’importe quel but, à condition qu’il soit inoffensif pour autrui, que les associés soient majeurs et qu’il n’y ait eu dans leur enrôlement ni contrainte ni tromperie ». Dans un ouvrage récent consacré au droit de retrait, Borchers et Vitikainen observent que, dans la philosophie politique contemporaine, la liberté de retrait est souvent définie comme « une condition préalable, nécessaire, sinon suffisante, pour qu’une personne ait la possibilité de modifier ses plans de vie et ses convictions, et de vivre en harmonie avec sa conscience et avec ses valeurs morales et non morales ». Si l’on se place du côté d’un groupe humain, en particulier des communautés ayant une dimension identitaire – les groupes constitutifs,- cela signifie que ses membres doivent être libres de le quitter. À propos de la polygamie, par exemple, Mill soulignait la nécessité que les communautés qui la défendent « laissent toute liberté de partir aux mécontents ». Comme le remarque Dwight Newman, une telle nécessité revient à appliquer aux groupes les exigences de neutralité et d’autonomie individuelles qui s’imposent à un État libéral (5). L’objectif n’est d’ailleurs pas seulement d’apporter une « protection vitale » aux membres de groupes constitutifs, mais aussi d’assurer la coexistence pacifique des différents groupes culturels, ce qui suppose, comme le note le philosophe Joseph Raz, un degré élevé de connaissance mutuelle et de familiarité entre les différentes communautés composant la société (6). Selon la perspective libérale, l’individu prime non seulement sur la société, mais aussi sur les groupes qui la composent. Si le droit de retrait remplit une fonction de protection, il a aussi un effet sur le fonctionnement du groupe. Albert Hirschman notait que la loyauté qu’éprouve le membre d’une organisation dépend de l’opportunité dont il dispose de se retirer de cette organisation. Si, écrit Hirschman, « la loyauté a pour effet de différer le retrait de son organisation, son existence même dépend de la possibilité d’un retrait » (7). Et il ajoute que « le fait que même l’employé le plus loyal puisse quitter [son entreprise] est souvent une composante importante de son pouvoir de négociation vis-à-vis [d’elle] ». La menace que constitue le droit de retrait est censée jouer un rôle dans le fonctionnement d’un groupe. Il s’agit, selon l’expression d’Oonagh Reitman, d’une fonction « transformative », au sens où « la simple possibilité d’un retrait peut exercer une force transformative sur une culture oppressive, conduisant à une réforme progressive » de la communauté en question (8). Cette remarque nous conduit à revenir au cas du Brexit. Pendant la campagne pour le Remain, les effets supposés désastreux de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne (le Leave) avaient été mis en avant non seulement par les partisans britanniques du maintien, mais aussi par maintes personnalités et institutions extérieures. L’effet de la menace du Leave avait aussi été considéré sous un angle théorique. Par exemple, dans un article publié le 20 juin 2016, le professeur américain Richard Epstein soulignait l’incidence, dans un système fédéral, en l’occurrence le système américain, de la menace du retrait sur le fonctionnement d’un État de la fédération :

« D’une façon générale, les activités économiques et sociales […] se déroulent dans des lieux précis qui sont habituellement placés sous la juridiction d’un État. Évidemment, [les États constituant une fédération] peuvent mettre en œuvre des pratiques abusives à l’égard de leurs citoyens. Mais les entreprises, comme les individus, ont le droit de quitter un État qui imposerait des règlements rigides à ses membres et aller dans un autre État où les règlements sont moins sévères. Le retrait – et, de façon toute aussi importante, la menace du retrait – soumet les gouvernements locaux à une réelle discipline. Ceux-ci savent que, s’ils imposent des impôts et des règlements dont leurs citoyens ne veulent pas, ils paieront un prix élevé. […] Éliminer le droit de retrait diminuerait le poids des pressions internes qui peuvent être exercées en vue de réformes économiques et sociales. » (9)

Dans le cas du Brexit, les « pressions internes » ont eu un effet contre-productif. Sans doute ces pressions auraient-elles dû être exercées en-dehors d’une procédure de vote, ce qui aurait exclu les regrets de « ces électeurs qui ont voté en faveur du Brexit et pensent aujourd’hui qu’ils ont commis une terrible erreur » (10). Alain Anquetil (1) Le document est intitulé « Procedural steps towards Brexit » (13 juillet 2016). (2) Voir « ‘Nous nous réveillons dans un autre pays’ : la presse anglaise entre désolation et triomphe » (Le Monde, 24 juin 2016) (3) D. Borchers et A. Vitikainen (dir.), On Exit. Interdisciplinary perspectives on the right of exit in liberal multicultural Societies, Walter de Gruyter, 2012. (4) J.-S. Mill, On liberty, 1859, tr. fr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Folio Essais, 1990 (5) D. G. Newman, « Exit, Voice, and ‘Exile’: Rights to Exit and Rights to Eject », The University of Toronto Law Journal, 57(1), 2007, p. 43-79. Cette affirmation n’est pas de Newman, mais de trois philosophes qu’il cite dans la première partie de son article. L’exigence de neutralité fait partie de la définition du libéralisme politique : « L’autorité de l’État est justifiée seulement s’il peut démontrer à ses administrés qu’il protège leurs libertés. Une thèse essentielle du libéralisme contemporain est que l’État doit être neutre dans les débats sur ce qu’est une bonne vie humaine. » (Cambridge Dictionary of Philosophy). (6) J. Raz, Ethics in the public domain: Essays in the morality of law and politics, Oxford, Clarendon Press, 1995. L’expression « protection vitale » est de Raz. (7) A. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty, Cambridge: Harvard University Press, 1970 (ma traduction). (8) O. Reitman, « On Exit », in Avigail Eisenberg et Jeff Spinner-Halev (dir.), Minorities Within Minorities: Equality, Rights and Diversity, Cambridge University Press, 2005. Reitman doute de la valeur de cette fonction transformative. (9) R. A. Epstein, « A Cautious Yes On Brexit” », Hoover Institution, 20 juin 2016. (10) Titre de l’article du Time du 24 juin 2016 : « These Brexit voters think they have made a horrible mistake ». [cite]

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard