Dans une décision récente (n°304/14, 2 avril 2014), le Jury de déontologie publicitaire (JDP) a jugé fondées les plaintes déposées à l’encontre d’une publicité de la société Numéricable au motif qu’elle ne respectait pas « les dispositions de l’article 2 de la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP ». En l’occurrence, il a été jugé qu’elle tendait à renforcer un stéréotype dévalorisant pour les femmes. L’un des aspects intéressants de cette décision concerne les arguments des parties, qui ont un caractère plutôt substantiel et analytique. Le présent article s’intéresse à un autre aspect de la décision : l’emploi du verbe « banaliser » pour qualifier les faits. Quoique évident en apparence, le sens de ce mot et la logique de son emploi méritent quelques développements.

1.

Le verbe « banaliser » a déjà été cité dans un article du blog sur la déontologie publicitaire, « Manquer l’occasion de s’expliquer et de faire des excuses », à propos de la violence faite aux animaux. Dans le présent article, il vise un cliché sexiste visant les femmes.

La décision rendue par le JDP le 2 avril 2014 porte sur une campagne publicitaire relative à la « Box fibre de Numéricable ». Celle-ci comprenait deux visuels dont l’un incluait la phrase suivante, qui a fait l’objet de plaintes : « Téléchargez aussi vite que votre femme change d’avis ».

Dans le texte publié par le JDP, le verbe « banaliser » est employé deux fois (je le mets en italiques.). D’abord dans la description de la plainte du Haut Conseil à l’Egalité (HCEfh), lequel « soutient que cette publicité ne respecte pas les dispositions de la Recommandation « Image de la personne humaine » de l’ARPP relatives aux stéréotypes car elle banalise l’idée que les femmes ne sauraient avoir d’avis raisonné. » Dans son communiqué du 8 janvier 2014, le HCEfh soulignait en effet que « sous couvert d’humour, et ne semblant s’adresser qu’aux hommes, cette publicité banalise un cliché sexiste et diffuse l’idée que les femmes ne sauraient avoir d’avis raisonné ».

La deuxième occurrence du verbe « banaliser » se trouve dans les motifs de la décision. Le JDP y précise que « dans la publicité en cause, ce stéréotype est utilisé pour induire dans l’esprit de son lecteur que la box fibre de Numericable est particulièrement performante puisqu’elle permet de télécharger aussi vite que la femme de celui-ci change d’avis. Si la comparaison entre la vitesse d’un téléchargement et le changement d’avis d’une femme peut, par son exagération, porter certaines personnes à sourire et à y voir une inoffensive ironie, il n’en demeure pas moins que ce procédé banalise un stéréotype dévalorisant et contribue, quand bien même cela serait involontaire, à cautionner l’idée de l’infériorité des femmes. »

2.

Dans les deux passages de la décision du JDP, l’objet de la « banalisation » apparaît clairement identifié (comme c’est souvent le cas lorsque ce mot est employé) : il s’agit de stéréotypes et de clichés. De plus, le sens du mot paraît dénué d’ambiguïté. Si bien que l’on pourrait se demander s’il mérite une attention particulière. Mais un examen de sa définition contredit cette impression.

La définition la plus courante du mot « banal », qui constitue la racine du verbe « banaliser » et du substantif « banalisation », renvoie à la rareté, l’originalité, la spécificité : « Sans originalité, sans personnalité, à force d’être utilisé, vécu, regardé », selon le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert ; « Qui ne s’écarte pas du cours normal des choses ; courant, ordinaire », et, en un sens péjoratif, « Qui manque d’originalité », selon le Larousse. Dans son Dictionnaire de philosophie, Christian Godin définit la « banalité » comme l’« essence du quelconque », qu’il oppose à l’originalité et qu’il applique à des objets intellectuels et à des objets d’art : « la banalité est l’absence de la singularité, tant dans le domaine de la pensée (l’opinion commune) que dans celui de l’activité productrice (l’œuvre dépourvue de style). »

Un aspect intéressant du verbe « banaliser » est qu’il est utilisé à la fois pour signaler un processus – un « processus de banalisation » (« banaliser « est un verbe d’action qui signifie « rendre banal ») – et pour rendre compte d’un état de fait (le verbe « banaliser » est alors employé comme attribut du sujet, comme dans le cas rapporté ci-dessus où il est attribut de stéréotypes et de clichés). Cette double dimension est clairement résumée dans cette définition du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) : « Action de banaliser; le résultat de cette action ». La distinction entre état de choses et processus a également été proposée par le sociologue Claude Javeau dans un texte qu’il consacre justement à la banalisation : « Je préfère « banalisée », s’agissant de situation, à « banale », qui implique un jugement dépréciatif (banal égale ordinaire, égale vulgaire) ; « banalisée » indique le résultat d’un procès : toute situation « banale » a sans doute commencé par être extraordinaire » (1). Même genre de commentaire chez Rocco Bellanova, Paul de Hert et Serge Gutwirth, qui affirment, dans un texte sur les mécanismes de la surveillance sociale, que « le mot « banalisation » est souvent associé, dans le sens commun, à un processus qui opère par soustraction de spécificité, un rendre « anodin » et « inintéressant », donc non (plus) problématique ou « exceptionnel ». » (2)

Ces quelques considérations soulignent que le mot banalisation désigne un mécanisme essentiellement sociologique et psychologique. Il est peu ou pas employé s’agissant de faits non humains. On ne parlera pas de « banalisation des éruptions solaires » ou de « banalisation des tempêtes ». En revanche, on emploiera volontiers le mot pour décrire des faits sociaux parvenus à un certain stade : « banalisation de la violence », « banalisation de la parole raciste », « banalisation de la consommation d’alcool chez les jeunes » figurent parmi les exemples des expressions dans lesquelles il est convoqué. On comprend que l’étude du soi-disant « processus de banalisation » relève de la sociologie ou de la psychologie sociale.

3.

Comment fonctionne ce « processus de banalisation » ? On pourrait d’abord estimer qu’il ne dépend pas de son objet – de sa « cible ». N’importe quoi – objet matériel, rituel, relation sociale, procédure organisationnelle, croyance, stéréotype, préjugé – semble pouvoir y être soumis. Le processus de banalisation consiste à faire passer une cible d’un statut « singulier » à un statut « quelconque », ou, comme le disent si bien Bellanova, de Hert et Gutwirth, à lui « soustraire » ses spécificités. Mais il y a sans doute beaucoup plus à dire sur ce processus. On peut par exemple noter que les trois concepts suivants peuvent lui être associés : massification, généralisation et naturalisation. Ces associations supposées peuvent apporter quelques éclaircissements sur le processus de banalisation.

La banalisation des objets de consommation est typiquement associée à l’idée de massification. Quantité d’exemples sont ici à notre disposition. À propos du développement de la télévision dans les foyers français entre 1949 et 1984, Isabelle Gaillard souligne ainsi que « la télévision touche au milieu des années 1980 la quasi-totalité des foyers français. Elle s’ancre définitivement dans le paysage quotidien et impose sa nécessité en même temps que sa banalité » (3). Comme elle l’indique à la fin de son article, la banalisation est associée à la massification. Elle désigne un état qui est un effet secondaire d’un autre phénomène : la diffusion extensive (« massive ») du produit. C’est en ce sens qu’elle contient l’idée de quantité et qu’elle suppose un consensus explicite ou implicite sur la valeur ou l’utilité de l’objet devenu banal. Soit dit en passant, il n’est pas surprenant que le mot « banalisation » soit employé dans le langage professionnel. Dans le domaine du marketing, en particulier, on parle de la « banalisation de l’offre d’un produit » (d’après le site emarketing.fr). Cette notion désigne la « suppression de la spécificité d’un bien ou d’un service, qui contribuait à le différencier de l’offre de la concurrence ». Le site emarketing.fr ajoute que « la banalisation peut être stratégiquement orchestrée [et elle] peut aussi parfois être subie », ce qui suppose que le mécanisme en question est contrôlable.

Le second concept qui peut être associé à la banalisation est celui de généralisation. Il ne s’agit pas d’affirmer que le processus de banalisation se rapporte à la capacité des êtres humains à généraliser, mais d’observer que généralisation et banalisation sont parfois employées de façon concomitante ou contiguë. Ainsi le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, dans sa définition de la banalisation, propose-t-il cette citation de Gide (je mets les italiques) : « Roger, pour n’importe quelle question psychologique (et même, ou surtout, en tant que romancier), élimine volontiers l’exception, et même la minorité. De là certaine banalisation de ses personnages. Il se demande sans cesse : que se passe-t-il, dans ce cas donné, le plus généralement? Le « un sur mille » ne retient pas son attention; ou c’est pour ramener ce cas à quelque grande loi générale… (Journal,1936, p. 1259) » ; et celle-ci, due à Sainte-Beuve : « Un homme [Charles Dupin] qui généralise et banalise à propos de tout… (Causeries du lundi, t. 11, 1851-62, p. 483). (4)

Troisième concept qu’il est possible d’associer à la banalisation : celui de naturalisation. En conclusion d’un article sur la souffrance au travail, Michel Gollac, Marie-Josèphe Castel, François Jabot et Philippe Presseq affirmaient par exemple que « la souffrance des travailleurs est regrettable, mais elle est banale : c’est une autre façon de la naturaliser » (5). Ce que vise ce type de remarque, c’est que la représentation de faits comme banals peut conduire à les « essentialiser », plus précisément à les penser comme « naturels », à considérer qu’ils appartiennent au cours normal des choses, indépendamment de toute intervention humaine – à l’instar de cette remarque du sociologue allemand Norbert Elias à propos du concept de temps : « les philosophes ont toujours cédé à la tentation de considérer les processus observables comme inessentiels et de les ramener à quelque chose d’absolument immuable » (6). Cette naturalisation du fait social « banal » (par exemple le stéréotype dont il était question au début de l’article) est bien sûr illégitime, mais elle peut se trouver activée ou renforcée par l’idée de « banalité », surtout lorsque cette banalité est perçue comme l’aboutissement d’un processus évolutif. Ce qui, lorsque le fait social devenu banal est susceptible de causer du tort à des personnes ou à des groupes de personnes, justifie que l’on dénonce sa banalité.

Alain Anquetil

(1) C. Javeau, « Les symboles de la banalisation », Cahiers Internationaux de Sociologie, 75, p. 343-353.

(2) R. Bellanova, P. de Hert et S. Gutwirth, « Variations sur le thème de la banalisation de la surveillance », Mouvements, 62(2), 2010, p. 46-54.

(3) I. Gaillard, « De l’étrange lucarne à la télévision histoire d’une banalisation (1949-1984) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 91, 2006, p. 9-23. Voir aussi, s’agissant de l’automobile : O. Choquet, « L’automobile, un bien banalisé », Economie et statistique, 154, 1983, p. 47-55.

(4) Une telle contiguïté peut être supposée chez Hannah Arendt, dans le fameux ouvrage où elle emploie l’expression « banalité du mal » – une expression complexe qui doit être comprise à la lumière des spécificités la machine totalitaire nazie ainsi que de la personnalité d’Adolf Eichmann. L’expression « banalité du mal » est employée avec force à la toute fin de l’étude, après la mention des derniers mots prononcés par Eichmann sur l’échafaud. Le mot « généralisation » apparaît notamment page 287 à propos des « nazis, grands amateurs de généralisations », et d’Eichmann lui-même, qui était « toujours sous le charme de ces généralisations ». H. Arendt, Eichmann in Jerusalem: A report on the banality of evil, New York, Penguin Books, 1963, tr. fr. A. Guérin (révision par M. Leibovici), Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Folio Histoire, 2002.

(5) M. Gollac, M.-J. Castel, F. Jabot et P. Presseq, « Du déni à la banalisation. Note de recherche : Sur la souffrance mentale au travail », Actes De La Recherche En Sciences Sociales, 163, 2006, p. 39-45.

(6) N. Elias, Über die Zeit, Suhrkamp Verlag, 1984, tr. fr. M. Hulin, Du temps, Paris, Fayard, 1996.

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard