Camila VILLARD DURAN
Professeure associée de droit international, directrice de recherche - ESSCA

Le règlement européen "MiCA" (Markets in Crypto-Assets) publié en 2023 définit les crypto-actifs comme une représentation numérique d'une valeur ou de droits pouvant être transférée et stockée de manière électronique, au moyen de la technologie des registres distribués (TRD) ou d'une technologie similaire. De toute évidence, cette technologie transcende les frontières régionales et nationales. Et les diverses formes de stockage des actifs numériques introduisent une complexité dans leur identification et localisation.

Au vu de la diversité des approches juridiques nationales, c'est pourtant là un enjeu essentiel.

Que se passe-t-il en cas de crise de solvabilité ?

La couverture médiatique a tendance à se focaliser sur des effondrements spectaculaires de plateformes dédiées au trading et au stockage de ces biens – à l’image des cas tels que FTX aux États-Unis ou Mt. Gox au Japon, disparu en 2014.

Mais l'intersection entre crises économiques et actifs numériques ne concerne pas uniquement ce type d’acteurs. Des tensions financières peuvent impacter tout secteur et intervenant économique détenant cette catégorie d'actif dans son bilan.

La question cruciale, notamment en cas d'insolvabilité d'une entreprise, réside alors dans la définition des droits de propriété sur les actifs numériques. Elle représente un défi juridique qui nécessite une attention particulière.

Ainsi, il devient essentiel d'acquérir une compréhension précise des enjeux juridiques et économiques, particulièrement dans un contexte où la complexité du marché des actifs numériques est accentuée par la diversité des formes de garde et stockage.

Au maquis des fonctions économiques développées par les prestataires de services en actifs numériques (PSAN), chaque épisode de crise ajoute une dimension critique. Et les réponses au défi de la solvabilité varient en fonction des juridictions nationales et reposent sur des normes réglementaires et de droit privé.

Les trois principaux domaines de réflexion concernant l'intersection entre les actifs numériques et la solvabilité incluent :

  • (1) le traitement juridique des actifs numériques,
  • (2) l'évaluation de ces actifs,
  • (3) les défis transfrontaliers spécifiques aux scénarios d'insolvabilité.

Ces trois défis sont examinés plus en détail dans cet article.

Traitement juridique des actifs : un vrai labyrinthe

Examiner le traitement juridique des actifs numériques dans les procédures d'insolvabilité équivaut à naviguer dans un labyrinthe complexe. À chaque tournant, de nouvelles questions juridiques émergent. Au cœur de cette problématique se pose une question essentielle : les actifs virtuels sont-ils reconnus en tant qu'objets de propriété en vertu des lois nationales, ou non ?

La signification de la notion de « propriété » diffère fondamentalement selon les pays en fonction de la manière dont le droit national traite les objets numériques immatériels tels que ces actifs. La qualification d'un actif numérique en tant que propriété (c'est-à-dire en tant qu'objet de droits de propriété) dépasse le cadre des règles éditées par des autorités de régulation. Elle constitue une considération fondamentale du droit privé.

Dans certaines juridictions, telles que la France, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Brésil, ces actifs ont tendance à être reconnus en tant que biens meubles incorporels susceptibles d'être acquis. L'implication pratique est qu'ils peuvent être soumis à la saisie et à la distribution aux créanciers pendant les procédures d'insolvabilité. Selon le droit privé français, les actifs numériques sont considérés comme des biens meubles incorporels de nature fongible, à l'exception des NFT (non-fungible tokens).

Cependant, dans d'autres juridictions, la clarification du statut juridique peut parfois engendrer des difficultés pratiques. C'est le cas notamment dans les pays ne reconnaissant pas les mêmes effets de la propriété des biens incorporels pour les biens immatériels (comme c'est traditionnellement le cas du droit privé au Japon ou en Allemagne). Dans de telles circonstances, il devient souvent impératif de formuler des règles spécifiques pour encadrer ces aspects.

Les actifs numériques, comprenant à la fois les jetons natifs et les actifs tokenisés, sont des biens incorporels. Ces actifs ne devraient pas être traités juridiquement comme des marchandises, mais plutôt comme des biens similaires à ceux protégés par la propriété intellectuelle.

Ils devraient pouvoir constituer des objets de propriété (qu'ils soient représentatifs ou constitutifs de valeur ou de droits) et également des garanties contractuelles (par exemple, nantissement).

Cependant, dans la plupart des juridictions, des règles doivent être encore promulguées pour traiter le mode spécifique de circulation et de négociation de ces biens, qui se fait par le biais de techniques cryptographiques. Des clés privées sont nécessaires pour exercer le contrôle sur ce bien, un concept juridique factuel distinct de l'idée de possession dans le droit privé de tradition « civil law » notamment (voir le principe 6 des lignes directrices sur les actifs numériques et le droit privé de l'Unidroit).

Il est également important de souligner que, d'un point de vue strictement juridique, l'adage populaire « not your keys, not your coins » (pas tes clés, pas tes jetons) est incorrect.

Le droit privé préexiste à la technologie de registre distribué et sert à encadrer juridiquement les relations économiques tokenisées. Le contrôle des différentes clés ne se confond pas avec la propriété effective du bien.

Autrement dit, le transfert factuel d'un actif numérique n'implique pas nécessairement le transfert légitime de sa propriété, comme c'est le cas en cas de fraude ou de vol. La qualification juridique ne change pas et n'a pas de lien avec la capacité effective de restituer (ou non) ce bien à son titulaire légitime.

Un autre exemple est la garde des actifs numériques. La garde n'implique pas, ou du moins ne devrait pas impliquer, le transfert de propriété du consommateur-investisseur au PSAN. Seul l'exercice de la garde du bien et les responsabilités juridiques qui y sont associées devraient être mis en œuvre dans une telle situation.

En cas de faillite du prestataire du service de garde, l'investisseur aura un droit personnel ou réel opposable à l'intermédiaire, en fonction du degré de fongibilité de ces actifs défini contractuellement ou par le droit du pays.

En ce qui concerne les procédures d'insolvabilité, si les actifs numériques ne sont pas considérés comme des biens susceptibles de constituer des objets de propriété, il est alors difficile de déterminer si ces actifs font partie du patrimoine du débiteur.

De même, ces actifs constituent-ils une garantie privilégiée pour un créancier, avec la contrainte de respect des exigences juridiques du pays concerné, ou doivent-ils être conservés sous la garde d'un tiers ?

En général, la présomption est que, si les exigences juridiques pour leur validité sont remplies, les actifs virtuels appartenant à un débiteur font partie de son patrimoine.

Ils peuvent être soumis à la distribution aux créanciers avec les distinctions appropriées et les implications juridiques liées aux crédits découlant de demandes de restitution et de l'ordre des créances, selon les règles juridiques de chaque pays.

Les enjeux de l'évaluation des actifs numériques lors des crises financières

Le deuxième défi, l'évaluation des actifs virtuels, en particulier des crypto-monnaies, est un casse-tête complexe, étant donné la volatilité inhérente à ce marché.

Les crypto-actifs présentent des défis dans la détermination de leur valeur pendant les processus de crise, impactant l'intérêt des créanciers. Ces derniers, en faisant valoir leurs garanties, ont la responsabilité d'obtenir le meilleur prix raisonnablement réalisable.

Généralement, cela n'implique pas de retarder l'exécution dans l'espoir de valeurs plus élevées. Cependant, la volatilité de ces marchés peut introduire des obstacles significatifs pour les parties prenantes.

Blockchain sans frontières : les méandres de la coopération transfrontalière dans les litiges relatifs aux actifs numériques

Enfin, le troisième et dernier aspect concerne la coopération transfrontalière, qui revêt une importance élevée dans le monde des crypto-monnaies.

Les actifs virtuels opèrent sur un registre distribué, ce qui signifie que la blockchain n'est pas confinée à une seule juridiction.

La complexité liée au stockage de ces actifs ne facilite pas la tâche. S'ils sont détenus par le titulaire (par exemple, en stockage à froid) et qu'une fraude est constatée, des mesures coercitives atypiques (et intrusives) pourraient être déclenchées par les tribunaux.

S'ils sont détenus par des tiers, en particulier sur des prestaires de service de garde à l'étranger, des instruments procéduraux de coopération judiciaire internationale peuvent être nécessaires. Dans tous les cas, la charge de la preuve de l'existence de ces biens incombe généralement au créancier.

De plus, dans des scénarios de crise plus complexes, plusieurs tribunaux peuvent revendiquer une juridiction en fonction des lois nationales. Par exemple, les tribunaux anglais soutiennent généralement que les actifs numériques sont situés à l'endroit où leur propriétaire est domicilié (par exemple, dans le cas de Fetch.ai Ltd v Persons Unknown et de D'Aloia v Persons Unknown).

Si les tribunaux adoptent des approches différentes, cela incite à l'arbitrage et les parties prenantes peuvent engager des procédures ailleurs.

Vers une plus grande sécurité juridique : les espoirs de réformes adaptées à une économie tokenisée

En résumé, durant les périodes de crise, les implications juridiques de la propriété des actifs numériques sont complexes et nécessitent des connaissances spécialisées. Elles dépassent les règles établies par les autorités de régulation, englobant également les règles de droit privé propres à chaque pays. L'homogénéisation prônée par le MiCA peut ainsi faire face à des défis au niveau national.

Bien qu'elles ne soient pas exhaustives, les questions traitées dans cet article, liées au traitement juridique des actifs virtuels, aux défis de leur évaluation et à la nature transfrontalière de la technologie, sont particulièrement pertinentes.

Le paysage juridique est encore instable et tend à influencer la conception de produits et services basés sur la technologie de registre distribué et le processus de prise de décision des investisseurs.

À cet égard, au-delà des réglementations sectorielles qui seront intégrées au niveau régional européen à la suite de l’entrée en vigueur de la MiCA, des réformes législatives traitant du droit privé des relations tokenisées seront plus que les bienvenues dans l’ensemble des pays.

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