Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a été ovationné à l’occasion de sa visite au Parlement européen le 9 février 2023. Au-delà du contenu de son intervention, on a souligné l’émotion qu'il a manifestement éprouvée au début de sa prise de parole. Ce n'est qu’après un bref échange d’applaudissements qu'il a pu commencer son discours. Mais derrière leur apparence convenue et stéréotypée, ces battements de mains avaient, on peut le supposer, une authentique valeur morale.
Avant d’en donner les raisons, il est utile de revenir sur les faits.
Volodymyr Zelensky a été ovationné par les parlementaires lors de son entrée dans l’enceinte du Parlement. Sa présidente, Roberta Metsola, a prononcé un discours introductif, puis, avant de passer la parole à son hôte, elle s’est exclamée en ukrainien : « Gloire à l’Ukraine ! » (Slava Ukraini) (1).
Volodymyr Zelensky, qui était assis à sa droite, s’est alors rendu à la tribune sous les applaudissements. Ses premiers mots ont repris l’exclamation « Gloire à l’Ukraine ! » par laquelle Roberta Metsola avait terminé son discours. Il a alors marqué une pause, dont la cause à été attribuée à une émotion (2), pendant laquelle il a applaudi à son tour, provoquant de nouveaux applaudissements de la salle. Enfin il a commencé son discours.
On peut interpréter de différentes manières cette dernière séquence d’applaudissements. Les analyses dites « conversationnalistes » des discours d’hommes politiques suggèrent de considérer qu’elle est équivalente aux successions de tours de parole qui se produisent dans une conversation entre deux ou plusieurs personnes (3). Les chercheurs de ce courant ont montré que ces tours de parole peuvent être déclenchés par des mécanismes qui permettent à celles ou ceux qui écoutent un locuteur d’intervenir dans la conversation à un moment approprié.
En suivant cette idée, les chercheurs conversationnalistes ont identifié des mécanismes rhétoriques utilisables par un orateur pour provoquer les applaudissements (approbateurs) de son public – et pour maintenir son attention. Autrement dit, les manifestations de ce public, dont les membres, dans ce contexte, sont passifs (ce ne serait pas le cas dans une salle de cours, par exemple), peuvent être suscitées non seulement par le contenu du discours de l’orateur, mais aussi par la manière dont ce discours est construit.
Parmi les mécanismes identifiés par les conversationnalistes se trouvent la liste de trois (list of three), les antithèses ou paires contrastives (contrastive pairs), le fait de donner la solution à une énigme (puzzle-solution) ou de terminer une phrase par une idée maîtresse, la « chute » (punchline) (4).
Ainsi, des applaudissements peuvent être suscités par une liste de trois éléments, dont cette phrase prononcée par Margaret Thatcher en 1980 a l'occasion d’un meeting est une illustration :
« Cette semaine a démontré que nous sommes un parti uni dans nos objectifs, notre stratégie et notre détermination » (This week has demonstrated that we are a party united in purpose, strategy and resolve). (5)
Le public s’attend, après avoir entendu la conjonction « et », à ce qu’un troisième et dernier élément (ici « notre détermination ») arrive dans le discours pour constituer le point d’achèvement de la séquence, qui peut en tant que tel l’amener à applaudir (ce qui fut le cas dans l’exemple présenté).
Il est à noter que le discours introductif de Roberta Metsola a suscité plusieurs séquences d’applaudissements dont l’une a pu être favorisée par la combinaison d’une liste de trois (« Lorsqu'un tremblement de terre dévastateur a frappé la Turquie et la Syrie, vous vous êtes levés et avez envoyé des sauveteurs, du matériel et votre expertise dans ce domaine ») et d’une chute (« C'est cela, la vraie solidarité ») (6).
Ce genre de procédé contribue à expliquer la coordination remarquable du public quand il applaudit un orateur à l’unisson. Elle est remarquable parce que chacun de ses membres applaudit spontanément, sans qu’il y ait contagion ou imitation, encore moins délibération (7).
L’orateur peut susciter de façon plus directe les applaudissements du public. C’est ce qui se produisit dans notre cas : après avoir dit « Gloire à l’Ukraine ! », le président ukrainien a applaudi au lieu de commencer son discours, suscitant une salve d’applaudissements des parlementaires. On peut interpréter cette dernière comme un encouragement à poursuivre sa prise de parole qui témoigne d’une compréhension empathique de l’état psychologique de l’orateur. Mais on peut aussi émettre l’hypothèse que ces « tours d’applaudissements » exprimaient la gratitude réciproque entre Volodymyr Zelensky (ou le peuple ukrainien) et l’Union européenne. D’un côté, l’Ukraine défend les valeurs européennes (d’où la gratitude de l’Union), de l’autre, l’Union européenne lui apporte son soutien (d’où la gratitude de l’Ukraine).
Or, la gratitude est une notion morale. C’est pourquoi, on peut le supposer, elle confère une valeur morale aux applaudissements qui ont été échangés lors de la visite de Volodymyr Zelensky au Parlement européen, en particulier lors de la séquence que nous venons d’évoquer.
La gratitude a été considérée comme un devoir moral ou une vertu morale. Nous pouvons nous limiter ici à l’idée qu’elle est une émotion morale (ce qui n’exclut pas qu’elle soit un devoir ou une vertu). Pour le psychologue Jonathan Haidt, la gratitude est une « émotion morale importante » qui est « déclenchée par la perception qu’une autre personne a bien agi envers nous, intentionnellement et volontairement » (8). Cette émotion n’est pas seulement éprouvée – la personne qui l’éprouve ressent un « sentiment de bonne volonté », selon le philosophe Tony Manela : elle constitue aussi la source de dispositions à agir (9). Les actions en question ne se limitent pas à l’expression de remerciements : elles nous invitent à rendre la pareille à la personne qui nous a accordé un bienfait, par exemple en lui apportant notre aide si elle en a besoin, à éviter de lui causer du tort et même à défendre ses intérêts (10).
En bref, la gratitude favorise la réciprocité, consolide les liens entre des personnes et contribue à leur coopération présente et future. C’est par là qu’elle revêt une valeur morale, et puisque (selon notre hypothèse) les applaudissements dont nous parlons exprimaient de la gratitude, ils acquéraient à leur tour une valeur morale.
Références
(1) « President Metsola welcomes Ukraine’s President Volodymyr Zelenskyy », Press Releases, 9 février 2023.
(2) ll a été « ému aux larmes au moment de prendre la parole » (« Zelensky à Bruxelles : les images fortes du président ukrainien, très ému, devant le Parlement », tf1info.fr, 9 février 2023).
(3) Voir J. M. Atkinson, Our masters’ voices, Methuen, 1984, et J. Heritage & D. Greatbatch, « Generating applause: A study of rhetoric and response at party political conferences », American Journal of Sociology, 92(1), 1986, p. 110-157.
(4) Les procédés cités proviennent de J. M. Atkinson, op. cit., et J. Heritage & D. Greatbatch, op. cit. Voir également M. Relieu et F. Brock, « L’infrastructure conversationnelle de la parole publique. Analyse des réunions politiques et des interviews télédiffusées », Politix, 31(8), 1995, p.77-112, et P. Bull, « Claps and claptrap: An analysis of how audiences respond to rhetorical devices in political speeches », Journal of Social and Political Psychology, 4(1), 2016, p. 473-492.
(5) Issu de J. M. Atkinson, op. cit., et repris en français dans M. Relieu et F. Brock, op. cit.
(5) Ce passage provient de ma chronique de philosophie pratique diffusée sur euradio le 19 février 2023 : « La gratitude dans les échanges d’applaudissements entre Volodymyr Zelensky et le Parlement européen ». Sur le problème de coordination du public, voir S. E. Clayman, « Booing: The anatomy of a disaffiliative response », American Sociological Review, 58, 1993, p. 110-130.
(6) J’ai préféré une traduction quasi littérale à celle proposée sur le site du Parlement européen, qui effaçait la liste de trois présente dans la version d'origine en langue anglaise : « When a devastating earthquake hit Turkey and Syria, you stood up and sent rescuers, equipment and expertise. That is real solidarity ». La traduction proposée sur le site est la suivante : « Après le tremblement de terre dévastateur en Turquie et en Syrie, vous avez envoyé des sauveteurs, vous avez envoyé des experts. Ça, c’est de la solidarité réelle. »
(7) Relieu et Brock notent qu’il est « quasiment impossible [à un membre du public] de miser sur une imitation du comportement des autres après observation sans que l'occasion d'applaudir lors d'une pause opérée par le locuteur public ne soit perdue » (op. cit.).
(8) J. Haidt, « The moral emotions », in R. J. Davidson, K. R. Scherer & H. H. Goldsmith (dir.), Handbook of affective sciences, Oxford University Press, 2003.
(9) T. Manela, « Gratitude to nature », Environmental Values, 27(6), 2018, p. 623-644.
(10) Ces éléments proviennent de T. Manela, op. cit., et la remarque sur la « défense des intérêts » provient de D. M. T. Fessler & K. J. Haley, « The strategy of affect: Emotions in human cooperation », in P. Hammerstein (dir.), Genetic and Cultural Evolution of Cooperation, MIT Press, 2003.