Albrecht SONNTAG
Professeur d'études européennes - ESSCA

Pour la métropole régionale du Sud-Ouest de l’Allemagne, berceau de l’automobile, l’été 1933 allait être sportif. Cinq ans auparavant, sous la République de Weimar, elle avait été désignée hôte de la « Fête de la gymnastique allemande » (« Deutsches Turnfest »), véritable méga-événement réunissant, tous les cinq ans depuis 1860, des centaines de milliers de pratiquants et spectateurs pour dix jours de compétitions multisports et paramilitaires. À Stuttgart, les 450 000 habitants de l’époque, s’attendaient à accueillir 650 000 visiteurs.

La ville était bien préparée en matière d’infrastructures, capable d’offrir aux participants non seulement un stade flambant neuf – situé exactement à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’arène accueillant le quart de finale de l’Euro entre l’Espagne et l’Allemagne – mais aussi une immense pelouse adjacente pour les chorégraphies de masse qui faisaient partie du programme (et qui préfiguraient les cérémonies des congrès national-socialistes, les fameux Reichsparteitage immortalisés par Leni Riefenstahl).

Le nouveau stade, de facture simple, mais aussi doté d’une tribune autoportée innovante, avait été achevé fin 1932. Initialement conçu comme un espace parfaitement apolitique, il n’avait même pas de nom lors de son inauguration par un match amical de football.

Toutefois, l’avènement des nazis au pouvoir changea tout.

Petit rappel de la chronologie : ayant obtenu 33,1% du vote national lors des élections parlementaires de novembre 1932, Adolf Hitler fut nommé chancelier le 30 janvier 1933. Deux jours plus tard, il annonça la dissolution du Reichstag et de nouvelles élections pour le 5 mars. Moins de deux semaines avant celles-ci, le 27 février, survint l’incendie du Reichstag, permettant au gouvernement d’instaurer un état d’urgence, et aux troupes d’assaut des SA de semer la terreur dans les rues.

Malgré tout, les nazis n’obtinrent pas la majorité absolue, restant en-dessous des 44% des votes. À Stuttgart, bastion industrielle, ils avaient même stagné à 33,67%, nettement moins que le score combiné des forces de gauche (socialistes et communistes, incapables de s’entendre). Au parlement régional (élu le 15 avril), ils occupèrent 26 des 54 sièges, et au conseil municipal (élu le 27 avril), ils eurent 20 sièges sur 44.

Et pourtant, tout se passa dans la ville comme s’il y avait eu un séisme électoral. En moins de quatre mois, avant le début de la grande fête gymnastique en juillet, des changements symboliques se succédèrent par décret à un rythme effréné, mis en œuvre par un nouveau genre de préfet national-socialiste placé, tout d’un coup, devant le maire élu d’obédience libérale.

Ainsi, soudainement, la croix gammée, simple emblème d’un parti politique même pas majoritaire, ornait les bâtiments publics, et le salut hitlérien devint obligatoire pour les fonctionnaires. L’une des artères principales du centre-ville – qui longe en ce moment la joyeuse Fanzone de l’Euro – fut rebaptisé « Adolf-Hitler-Straße ». Le Collège du Neckar, appelé ainsi d’après la rivière qui traverse la ville, fut renommé « Adolf-Hitler-Schule », et on se précipita pour offrir au nouveau chancelier non seulement un doctorat honoraire de l’Université Technique (qu’il refusa), mais aussi le titre de citoyen honoraire de la ville (qu’il accepta). Et bien sûr, on donna le nom d’« Adolf-Hitler-Kampfbahn » au nouveau stade, juste à temps pour la grande fête (« Kampfbahn «  étant un terme générique allemand de l’époque pour une arène sportive).

La grande fête gymnastique fut un succès retentissant, dont l’organisation impeccable fut célébrée jusque dans la presse étrangère. Et les nazis étaient ravis de bénéficier de ses retombées symboliques. Voyant l’enthousiasme populaire déclenché par l’événement, Hitler et Goebbels décidèrent de gratifier la fête de leur apparition lors des journées finales et prononcèrent chacun un discours devant une foule d’un demi-million de personnes.

Ce qui frappe, dans cette histoire, ce n’est pas l’avidité du nouveau gouvernement d’asseoir son pouvoir sur les institutions et d’imposer son idéologie à la société. Non, c’est l’asservissement volontaire de tous les acteurs – de l’administration municipale aux médias, en passant par les fédérations sportives, acteurs importants de la société civile – devant les nouveaux potentats et leurs désirs supposés.

C’est ce comportement, résumé dans l’expression « obéissance anticipée » et incarné dans l’empressement avec lequel les acteurs devancent les préférences présumées des nouveaux dirigeants politiques – avant même que ceux-ci ne les formulent explicitement ! – qui est le phénomène psycho-social le plus troublant dans cette étude de cas d’une ville allemande sans histoire qui s’était préparée à vivre un été sportif en 1933. L’opportunisme calculateur et cynique, on connait, il ne surprend pas vraiment. Ce qui est perturbant, c’est cette soif de changement fondée sur une haine du système, de cette démocratie mal aimée pour sa lenteur, pour sa faiblesse, pour son respect des minorités et du pluralisme des idées, et pour le carcan de ses contre-pouvoirs.

Entre l’achèvement d’une enceinte sportive et son baptême lourd de symbolique, il n'a fallu qu’un seul printemps pour s’en défaire.


Image: Démonstration de gymnastique de masse sur le terrain de fête dans le cadre de la cérémonie de clôture de la fête de la gymnastique. - Archivsignatur: Stadtarchiv Stuttgart 9450 Postkartensammlung C 29 g/2 - CC BY-SA 3.0 DE

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