Parmi les jugements prononcés par la Cour de Justice Européenne, peu deviennent célèbres au point d’être débattus fiévreusement à travers le continent entier. Une de ces exceptions, qui continue à faire polémique un quart de siècle plus tard, est l’affaire C-415/93, datée du 15 décembre 1995. Elle est plus connue sous le nom d’ « arrêt Bosman », d’après le footballeur belge qui a bouleversé le foot européen, avec le soutien d’une équipe d’avocats liégeois de grand talent et du syndicat international des footballeurs, la FIFpro.

Pour ceux qui auraient vécu sur une autre planète ces dernières décennies, voici un résumé rapide de l’histoire : en traînant la Fédération belge (RBFA) et l’UEFA devant la justice européenne, Jean-Marc Bosman a réussi à imposer l’application du droit de libre circulation au sein de l’Union européenne aux travailleurs du football. Depuis, un joueur dont le contrat est arrivé à terme ne peut plus être tenu en otage par son club sous le prétexte d’une indemnité de transfert, une pratique que le député néerlandais Van Raay avait qualifié d’ « esclavage » dans un rapport au Parlement européen. En même temps, la cour décida que les quotas qui, à l’époque, limitaient le nombre de joueurs étrangers dans les effectifs, ne pouvaient être appliqués à des ressortissants de l’Union européenne, puisqu’ils constituaient une discrimination contraire au droit du marché unique.

Les instances de gouvernance du football – l’UEFA, les fédérations nationales, les ligues, les clubs – adoptèrent aussitôt un discours d’auto-victimisation, annonçant que ce serait la fin du football. Le président de l’UEFA, le Suédois Lennart Johanssen, s’exclama que « l’Union européenne essaie de détruire le football ». On déplora l’atteinte à la sacro-sainte indépendance du mouvement sportif, et dénonça l’avènement du règne du marché dans une activité qui, contrairement à ce que disait la Cour, ne devait en aucun cas être considérée comme de nature économique.

C’était d’autant plus intrigant qu’ils s’étaient tous démenés, durant la première moitié de la décennie, à faire du football professionnel une activité économique à part entière, toujours plus déconnectée de sa base. Ce n’est pas Jean-Marc Bosman, ni l’Union européenne, qui avaient initié, en 1991, la scission de la Premier League du reste du football anglais et vendu à prix d’or, un an plus tard, ses droits de diffusion à BskyB, dans des circonstances assez louches (qui sentaient bon le conflit d’intérêt). Ce n’est pas non plus Jean-Marc Bosman (ni l’Union européenne) qui avaient poussé l’UEFA à créer la Ligue des Champions en 1992, conçue comme une machine à cash susceptible de maximiser à outrance les revenus d’une petite élite de clubs super-riches.

Non, le processus de libéralisation massive et radicale, qui a secoué le football européen au début des années 1990, était déjà bien engagé lorsque le citoyen Bosman demanda simplement qu’on respecte ses droits de travailleur.

Ce que l’arrêt Bosman inaugura est, sans conteste, une nouvelle ère de mobilité pour les footballeurs. La fin des quotas pour les ressortissants européens – notons qu’à l’époque, l’Union ne comptait que quinze Etats-membres, parmi lesquels aucun pays d’Europe centrale et orientale – amena un changement rapide et significatif dans la composition des effectifs des grands championnats.

Ce fut d’autant plus rapide que les ligues, tout en déplorant publiquement l’éloignement des clubs de leurs racines locales et régionales, et sans y être contraint par l’arrêt de la Cour, abolirent dans la foulée les quotas pour un grand nombre d’autres pays, au-delà de le petite Europe des Quinze. L’exploration rétrospective de la manière (assez opaque) dont furent prises les décisions à l’époque mériterait une thèse de recherche ! Bien entendu, l’arrêt eut aussi un impact massif sur le marché des transferts. Il provoqua à la fois une explosion des indemnités de transfert pour les meilleurs joueurs encore sous contrat dans un grand club et, inévitablement, une grande concentration des meilleurs talents dans une poignée de ligues financièrement privilégiées par un vaste marché télévisuel. Ce dernier effet fut ressenti comme particulièrement douloureux en France.

Le football français se trouva, d’un jour à l’autre, dans la situation d’un sous-traitant de joueurs de haut niveau pour les meilleurs clubs anglais, italiens, espagnols ou allemands. Alors que l’effectif des 22 sélectionnés pour l’Euro 1996 comptait encore 18 joueurs évoluant dans le championnat français, il n’y en avait plus que 9 parmi les 22 champions du monde deux ans plus tard. Ce qui ne changea pas du tout, ce furent, à la surprise générale, les sentiments d’appartenance investis par les supporters dans le club de leur cœur. Comme l’a démontré David Ranc dans un ouvrage consacré à la question, les supporters s’identifient à leur club de manières fort diverses, et contrairement aux attentes, l’origine des joueurs qui portent les couleurs sacrées ne joue qu’un rôle négligeable.

En rétrospective, si l’arrêt Bosman est certainement un repère dans l’histoire du sport européen, il est parfaitement exagéré de le qualifier de « révolution », comme les médias aiment le faire.

Dans leur étude détaillée sur la longue histoire migratoire des footballeurs (Moving with the Ball, publiée en 2001), Pierre Lanfranchi et Matthew Taylor le considèrent comme “une excuse pour la dérégulation du marché, plutôt qu’une cause”.

C’est peut-être sur le plan politique que l’arrêt Bosman et le débat passionné qu’il a suscité parmi les amateurs de football a eu l’impact le plus inattendu. Il a enclenché une prise de conscience au sein des institutions européennes que le sport était « une chose trop grave pour la confier à des dirigeants sportifs », pour paraphraser la fameuse phrase de Clémenceau sur les militaires. Rapidement, les institutions et les instances de gouvernance du sport se mirent à dépasser le stade de la confrontation pour travailler ensemble, chacun mettant de l’eau dans son vin. Du coté des sportifs, on accepta qu’on ne pouvait plus se soustraire à la fin sous prétexte d’ « exception sportive ». Du côté de l’Union européenne, on comprit que le sport méritait d’être protégé du tout-marché.

Une chose est sûre : si pour certains, l’arrêt Bosman reste la source du mal qui rogne un football obsédé par l’argent, ce n’est pas Jean-Marc Bosman qui l’a fait dérailler. Lui, il a eu raison de vouloir faire respecter ses droits. Défendre le citoyen contre des plus forts que lui, c’est à cela que sert la justice.


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