Une contribution « hors série » par Julia Graton, étudiante esscaïenne en année de césure (licence de philosophie).
Comme beaucoup de jeunes aspirant à exister socialement, j’ai créé dès la cinquième, un compte Facebook avec, bien entendu, un faux nom (pour que mes parents ne me trouvent pas) et un faux âge (pour que Facebook ne me trouve pas). J’y ai rapidement posté des photos de moi, j’ai déversé, sur les comptes de mes copines, des kilomètres de « tu es la meilleure <3 love you forever » gênants à souhait, j’y ai inspecté toutes les publications des filles populaires que je jalousais d’une force infiniment triste avec l’objectif d’un jour, si Dieu le veut, avoir le même nombre de j’aime qu’elles… Dans le même temps, j’ai négocié avec mes parents pour avoir un iPod parce que, tu comprends maman, j’en ai besoin ! Car comment avoir des amis si on ne peut pas leur texter 24h/24 ? ou plutôt, comment espérer toute intégration sociale sans intégrer la société virtuelle ? Et c’est cet iPod qui m’a donné un accès à Messenger, Snapchat et plus tard à Instagram.
Au collège, mon attachement aux réseaux sociaux était tel que chaque changement de photo de profil prenait l’importance de la décision d’un lancement de missile nucléaire ; la quantité des j’aime et commentaires « trop belle <3 » récoltés était l’occupation principale des heures qui suivaient ce lancement (je me revois encore, devant mon ordi, à attendre les réactions, ou bien à feindre l’indifférence et ne revenir que quelques heures plus tard pour recevoir cent j’aime d’un coup). Les réseaux étaient pour moi, à cette époque, une jauge d’existence sociale, un moyen de me repérer dans la société en hiérarchisant les individus par leur popularité.
Au lycée, alors que je commençais à prendre un peu de distance avec les j’aime, je continuai quand même de mettre en story sur Instagram une photo de mon livre quand j’étais en train de lire, comme si cela avait de l’intérêt, comme si personne n’aurait l’intuition de se dire que si je prenais le temps de prendre cette photo, c’était ou bien que mon livre était nul, ou bien que je ne le lisais pas vraiment.
Quand j’étais en études supérieures, je continuai à regarder les comptes des Kardashian et des top modèles, histoire de les mépriser ouvertement tout en, silencieusement, ne cessant de me comparer à elles et de me sentir laide et mal foutue. Je finissais toujours déprimée en regardant leurs comptes surfaits ; ce sont des minutes de ma vie définitivement perdues dans les trous noirs de la bêtise humaine.
Cependant, cet aveuglement n’était pas permanent : il m’arrivait d’être à peu près critique sur mon utilisation des réseaux dans certains moments de lucidité, mais m’imaginer pouvoir m’en retirer me paraissait impossible, presque inimaginable. Une fois que l’on prend part à la vie sociale networkisée, il nous semble inconcevable de pouvoir en sortir ; on se dit que l’on ne pourra plus suivre les informations et avoir accès aux reportages de Brut, mais c’est surtout qu’il nous sera alors impossible de passer notre temps à épier la vie des autres et que, désormais, personne ne nous enverra un « Joyeux anniversaire ! » le jour J. En somme, on refuse de revenir à notre vie officiellement anonyme, sans artifices, insignifiante, presque inexistante. Un profil Facebook ou Instagram, c’est une sorte de révolte (certes ratée) contre la solitude et le dérisoire de nos existences. Et se refuser à cette révolte demande beaucoup de courage, et donc beaucoup de temps et d’énergie.
C’est finalement parce que je n’avais plus à cœur d’être populaire que j’ai pu vouloir agir sur ma dépendance aux réseaux sociaux. Et certains cours à l’ESSCA m’ont permis de comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement de moi, mais de toute la société ; les réseaux ont des impacts sur la démocratie, les rapports de force et notre façon de voir le monde, qui dépassent la simple problématique de mon addiction. Des films documentaires comme The Great Hack ou le récent The Social Dilemma m’ont permis de prendre conscience de l’ampleur des dégâts et de trouver une motivation citoyenne (ou extra-personnelle) pour acter mon détachement envers ces réseaux.
J’ai commencé par changer ma photo de profil en supprimant la possibilité de j’aime et de commentaires, puis j’ai désinstallé sur mon portable les applications Facebook et Instagram, et enfin, cet été, j’ai supprimé mon compte Instagram, vidé mon profil Facebook de toute information personnelle et désinstallé Messenger de mon téléphone. Tout ce processus s’est étalé sur plusieurs années, et j’avançais aussi vite que je le pouvais.
Cependant, je tiens à préciser que ces changements n’impliquent pas une radicalité dans mon rapport à Internet en général ; depuis maintenant un an, je suis la presque totalité de mes cours à distance et, comble suprême, je dénonce les réseaux sociaux sur un blog virtuel ! Je m’efforce seulement de distinguer ce qui relève de l’utilitaire de ce qui relève de l’illusion.
Je ne pense pas qu’on puisse s’imaginer le bonheur presque indécent que l’on ressent en supprimant ces saletés de nos vies. J’entends déjà les autres s’indigner ; oui, les réseaux sociaux ont du bon, mais font-ils plus de bien que de mal ? Et si nous ne pensons plus en termes de conséquence mais en termes d’intention, quelles sont les réelles motivations des utilisateurs ? Qui a vraiment envie de « partager » (songeons un instant à ce terme) sa vie avec des inconnus ? Cessons l’hypocrisie ; les réseaux sociaux ne sont que des machines à égo, que des recherches désespérées d’importance. On ne va pas sur les réseaux par intérêt pour les autres, on y va seulement en quête d’amour-propre.
Je persiste et je signe : sortir de ces machines à mal-être change une vie tout entière. Tout d’un coup, il ne s’agit plus de vivre pour « partager », mais de vivre pour vivre. Il ne s’agit plus de se comparer aux autres en méprisant à la fois ceux qui nous envient et ceux que nous envions, mais de considérer et d’aimer les vraies gens autour de nous. Il ne s’agit plus de penser en termes de mise en scène de soi mais en termes de contemplation intime, émancipée de l’injonction de rentabilité du j’aime. Bref, il s’agit de faire cesser la mascarade et d’enfin, du mieux que l’on peut, et en toute discrétion, exister.
Cette contribution est née de thématiques abordées en salle de classe et approfondies par une réflexion personnelle. Les opinions qui y sont exprimées sont bien entendu celles de l’auteure, et ne représentent pas nécessairement les points de vue de l’EU-Asia Institute.