Dernière analyse des élections parlementaires turques de dimanche dernier. Özgehan Şenyuva, professeur à la Middle East Technical University d’Ankara, visiting professor à l’ESSCA en juin et juillet dernier, surpris comme tout le monde par les résultats, tente de donner une explication.


Cher Özgehan,

Une seule question : Mais que s’est-il passé en Turquie ?

Le moins qu’on puisse dire est que les résultats des élections législatives en Turquie de dimanche dernier ont été très inattendues, y compris pour les grands vainqueurs du AKP, désormais en position de gouverner seuls, mais aussi pour les instituts de sondages.

La question principale qui se pose est de savoir comment un parti a pu augmenter son score de 9% en l’espace de seulement cinq mois. Dans des circonstances normales, cet exploit serait considéré comme un miracle politique. Mais entre juin et novembre 2015, la Turquie n’a pas connu de circonstances « normales ».

Au cours des cinq derniers mois, le fait que près de 500 personnes aient perdu la vie dans des conflits armés a provoqué une vague de peur et d’inquiétude. Le groupe armé terroriste kurde, le PKK, a relancé ses attaques contre l’armée turque, et l’Etat y a répondu très lourdement, en fermant l’accès à certaines villes situées dans les zones de conflits à population majoritairement kurde, comme la ville de Cizre, pendant des journées entières. Puis, il y a eu l’attaque terroriste qui a eu lieu le 10 octobre dernier dans le cœur d’Ankara, faisant 102 morts, l’attentat le plus meurtrier dans l’histoire du pays. Après presque deux décennies de calme et de paix, plus d’un avait le sentiment que la Turquie était en train de revivre les temps du terrorisme du début des années 1990.

Qui plus est, l’échec des négociations de coalition et la polarisation croissante de la société ont poussé l’économie du pays vers la crise. La lira turque est aujourd’hui au plus bas contre le dollar, ce qui est extrêmement pénalisant pour un pays hautement dépendant des importations, notamment du pétrole et du gaz.

Dans un tel contexte, il n’est guère surprenant que les élections se soient déroulées dans un climat de peur et de colère. Comme le politologue Emre Erdoğan l’a formulé récemment, « les gens votent différemment quand ils ont de l’espoir que quand ils sont inquiets et furieux ». En juin, les électeurs turcs avaient l’espoir du changement et de l’amélioration. En novembre, la majorité avait surtout peur de perdre ce qu’ils avaient. Cela change tout.

Lorsqu’on analyse le succès de l’AKP de plus près, on s’aperçoit que le parti a réussi à mobiliser deux groupes notamment : les Turcs nationalistes, et les Kurdes religieux. Ce fut au détriment de deux partis de l’opposition, le MHP nationaliste, et le HDP d’origine kurde. Le retour des Kurdes religieux vers l’AKP a coûté au HDP un quart de ses 80 sièges au parlement ! L’hémorragie a été encore pire pour le MHP qui a perdu la moitié de ses 80 sièges en cinq mois, notamment dans le centre et le nord du pays. Que les leaders du MHP aient, en juin, refusé d’office de participer à une coalition, bien que le parti modéré CHP leur ait offert le poste de premier ministre dans un gouvernement commun, n’a pas non plus joué en leur faveur.

Les élections de juin étaient dominées par le thème du régime présidentiel, et Recep Tayyip Erdoğan était omniprésent dans la campagne. En novembre, l’AKP s’est recentré intelligemment sur les thèmes de l’ordre et de la stabilité, pendant que le président Erdoğan restait en retrait. Du coup, ils n’ont pas permis à l’opposition de débattre des questions constitutionnelles.

Et maintenant ? L’AKP doit former un gouvernement d’ici début décembre. Le temps nous dira s’ils réussiront à fournir la stabilité économique et politique qu’ils ont promise. Ce ne sera pas facile, au vu de la profonde polarisation qui coupe la société en deux. Sans oublier la guerre en Syrie, les deux millions de réfugiés sur le sol turc, la menace Daech qui ne faiblit pas, et le besoin urgent de reprendre les négociations de paix avec le PKK.

L’hiver arrive, dans tous les sens du terme. La moitié des électeurs turcs espèrent manifestement qu’un parti unique au gouvernement les aidera à le traverser.


Özgehan Senyuva thumbnailÖzgehan Şenyuva est professeur de sciences politiques à la Middle East Technical University d’Ankara.

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