L’une des questions soulevées par le concept de transgression concerne le type de normes auquel il s’applique. Plus largement, la transgression pourrait avoir pour fonction de susciter des questions sur le fonctionnement d’une société en général – sur ses valeurs, ses normes écrites et non écrites, ses rites et les rapports de pouvoir qui la caractérisent. La transgression aurait alors pour objet un « ordre », c’est-à-dire « le système des lois et des institutions qui régit une société » (1). Ce lien conceptuel apparaît clairement si l’on se réfère aux rites d’inversion temporaire de l’ordre établi qui étaient organisés au Moyen Âge à des périodes bien déterminées. Les « fêtes des Fous » en sont l’exemple le plus connu. Mais une transgression peut aussi avoir un caractère local et contextuel.

L’article de Télérama, cité dans le billet précédent, souligne que le « passage outre » propre à la transgression « était volontairement mis en scène et « dramatisé » dans des fêtes ou des cérémonies qui foulaient les interdits pour mieux souligner leur importance, moquaient le sacré, mais pour mieux le consolider » (je souligne). Le monde ordonné, celui de l’ordre social, et le « monde à l’envers », pour reprendre une expression fréquemment employée, qui caractérisait les carnavals du Moyen âge ou les fêtes des Fous, étaient étroitement liés. La transgression de l’ordre établi, et de la stabilité relative qui l’accompagnait, était autorisée par le pouvoir politique et religieux, quoique avec une certaine réticence.

Dans un ouvrage publié en 1992, Hélène Bénichou rappelle que la fête des Fous se situe dans un espace temporel particulier correspondant aux douze jours qui séparent l’année solaire et l’année lunaire (2). Elle note ainsi que « les douze jours, qui ne font pas vraiment partie de l’année solaire, sont comme une excroissance de l’année lunaire. « Hors du temps », ils n’appartiennent pas à la vie ordinaire et c’est sans doute la raison pour laquelle bien souvent la loi et la morale sont suspendues. Ils sont le théâtre de licences effrénées. Dans toute l’Europe, des rois dérisoires sont choisis. [Les esclaves] se moquent ouvertement des [maîtres] pendant toute la durée de ces « fêtes des Fous ». » Le renversement du monde n’épargnait pas les lieux de culte : « Dans les monastères mêmes tout était fait ce jour-là [le 28 décembre, jour de la fête des Innocents, en France et en Angleterre] « à l’envers ». Les jardiniers disaient la messe en tenant le livre à l’envers et en parlant un langage incompréhensible, du verlan en quelque sorte. »

Hélène Bénichou reprend l’interprétation de Mircea Eliade selon laquelle « ce temps d’orgies et de débauche, qui existait déjà dans les sociétés primitives, est une façon de renvoyer le monde au chaos primordial qui précède toute création de formes organisées » (3). Le sociologue Eugène Enriquez précise de son côté que ces « transgressions sont uniquement rituelles et signifient, comme le dit Roger Caillois (1938), l’évacuation du « temps usé » et l’avènement d’un nouveau cycle. Tout est changé pour que rien ne change, comme l’écrivait le comte de Lampedusa. Le carnaval antique (les carnavals actuels n’en sont qu’une expression atténuée) avait pour but la destruction de toutes les valeurs, mais uniquement pendant la période du carnaval. Après ce temps de fête, revenait l’ancien ordre social. » (4)

Pour Enriquez, les transgressions ritualisées n’étaient pas authentiques car elles ne bouleversaient pas l’ordre établi. Il propose un exemple de transgression authentique, conçue de façon globale et non relative à une norme particulière. Elle se rattache à une période de l’époque contemporaine, celle des années 1965-1980. Celles-ci furent, selon lui, « de véritables années de transgression. Non pas de transgressions rituelles, mais de transgressions authentiques, c’est-à-dire de mise en cause de l’ordre moral et social prévalant à cette époque, qui ébranlèrent le monde et mirent à bas bien des conceptions, des préjugés, des sentiments qui semblaient aller de soi […] »

Afin de caractériser le domaine de la transgression authentique, Enriquez distingue deux mondes : le monde profane et le monde sacré. En effet, selon ses termes, « seule la prise en compte de ces deux mondes peut permettre d’aborder la question de la transgression ». Le monde profane est, sur le plan des prohibitions, celui des interdits ordinaires qui peuvent être modifiés sans changer les structures fondamentales de la société. Le monde sacré comprend, lui, des interdits plus fondamentaux : « Il présente le visage de l’ordre des choses et des êtres et […] il formule d’une part les interdits structurants (les lois fondamentales de l’humanité, le règne de la culture opposé à la nature) et, d’autre part, les interdits essentiels de la société sur une longue période ». Or, si les normes propres au monde sacré inspirent la vénération, ils suscitent également la transgression. Le paradoxe n’est qu’apparent. Si vénération et transgression sont toutes deux possibles dans le domaine du sacré, c’est, pour Enriquez, parce que « toute loi sacrée qui rend certains objets sacrés […] fait de tout objet sacré un « élément » désirable, délectable, fascinant, numineux » (5). C’est pourquoi « deux actions extrêmes (au-delà du respect) peuvent être envisagées : le sacrifice et le sacrilège. Par le sacrifice, les individus signifient qu’ils ne s’intéressent qu’au monde sacré qui doit être défendu envers et contre tout et qu’ils sont prêts à agir en ce sens […]. Par le sacrilège, au contraire (amorce de la transgression et non de la contestation), on foule aux pieds ce monde sacré, on le rend dérisoire, ridicule et on essaie de lui substituer un autre monde parfois aussi sacré que celui qui a été jeté à bas. »

La transgression ne doit pas être confondue avec le sacrilège. Elle suppose en effet non une destruction pure et simple des valeurs, mais un remplacement de l’ancien ordre de valeurs par un nouvel ordre de valeurs : « La transgression va plus loin que le sacrilège : le sacrilège détruit, la transgression comprend en son sein le sacrilège mais elle vise à mettre, de plus, en place de nouvelles valeurs. »

Cette conception du « processus de transgression », défini de façon holiste comme un grand mouvement de fond bouleversant la société, devrait sans doute être complétée par une conception plus contextuelle (ce que fait partiellement Enriquez à la fin de son article en analysant la transgression comme processus). Plutôt que de raisonner en termes de « mondes » (vieux monde et nouveau monde, monde profane et monde sacré), cette perspective s’attache aux traits du contexte qui sont susceptibles de favoriser un changement des valeurs. Un exemple d’un cas de ce genre a été proposé dans l’émission L’Esprit Public diffusée sur France Culture le 25 août dernier, dont la thématique était : « Violences de la Grande Guerre ».

La discussion portait sur la manière dont les troubles mentaux que connaissaient les soldats français au cours de la première guerre mondiale étaient traités par le corps médical et les autorités militaires, notamment à travers le procès entre le zouave Baptiste Deschamps et le docteur Clovis Vincent (6). Le premier a refusé le traitement que le second, médecin adepte de thérapies de chocs, se proposait de lui administrer. Jean-Yves Le Naour, invité de l’émission et auteur de l’ouvrage Les soldats de la honte (2011), décrit le cas en termes de conflit entre deux attitudes : l’autorité absolue du médecin sur le patient et le respect du patient, notamment de sa volonté. Le Naour observe ainsi que « tous les mandarins ont pris parti pour Clovis Vincent. Il était inacceptable qu’un soldat puisse refuser un traitement de la part d’un médecin, d’ailleurs son supérieur sur le plan militaire. Et les médecins de base, eux, ont pris fait et cause pour le patient. Ils ont cassé la solidarité professionnelle. Ils ont dit : le médecin n’a pas à employer la force ; il doit exercer une autorité morale sur son patient mais ne doit pas se transformer en brute ; il doit convaincre le patient ; s’il ne le convainc pas, il doit s’abstenir. » On peut voir dans la cassure de la « solidarité professionnelle » une forme de transgression que le contexte de la guerre a favorisé en exacerbant l’importance que pouvait prendre l’autorité médicale et en mettant en lumière certains traitements. Le changement de valeurs qui se serait manifesté à l’issue du procès Deschamps contre Clovis aurait été en quelque sorte permis par le contexte. Jean-Yves Nau le décrit à la fin d’un court article, « Quand le Dr Clovis Vincent « torpillait » ses patients » : « Baptiste Deschamps est déféré en Conseil de guerre. La presse s’empare du sujet, on découvre les méthodes thérapeutiques du Dr Vincent et commence alors ce qui fut dénommé « l’affaire Dreyfus de la médecine militaire». Deschamps risque la peine mort. Il sera condamné à six mois de prison avec sursis. Certains virent là l’émergence d’un nouveau droit, celui du soldat blessé « à disposer de son pauvre corps ». » Un nouveau droit qui pourrait être compris comme le produit d’une transgression contextuelle.

Alain Anquetil

(1) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.

(2) H. Bénichou, Fêtes et calendriers : les rythmes du temps, Mercure de France, 1992.

(3) M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949.

(4) E. Enriquez, « Un monde sans transgression », Nouvelle revue de psychosociologie, 6, 2008, p. 277-289. Le texte de Roger Caillois auquel l’auteur se réfère est L’homme et le sacré, Paris, Folio Gallimard, 1938. Eugène Enriquez est cité dans l’article de Télérama.

(5) « Numineux » est un terme créé par le théologien Rudolph Otto. Selon André-Louis Paré, celui-ci « proposait d’identifier le sacré à une expérience d’ordre affectif, qu’il a aussi appelé le numineux » (« Le sacré peut-il être profane? », Espace Sculpture, 90, 2009-2010). Philippe Borgeaud précise que « le numineux se laisse percevoir, au niveau le plus primitif, à travers un sentiment de terreur qui est une réaction affective, émotionnelle, à la rencontre d’une présence extérieure, mystérieuse mais bien réelle, qui révèle l’extrême finitude, le néant du sujet. Le sentiment de n’être rien face à ce tout autre donne à cette expérience sa tonalité de mysterium tremendum, de mystère qui suscite l’effroi. » (« Le couple sacré/profane. Genèse et fortune d’un concept « opératoire » en histoire des religions », Revue de l’histoire des religions, 211(4), 1994).

(6) Voir la présentation de l’émission sur le site de France Culture.

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