« Les entreprises devraient faire des efforts particuliers pour vérifier l’efficacité des mesures prises pour remédier aux incidences sur des individus ou des groupes de population qui peuvent être plus exposés à la vulnérabilité ou à la marginalisation ». Cette prescription est issue d’un document fondamental en matière de respect des droits humains et de responsabilité sociale de l’entreprise, intitulé « Principes directeurs sur les droits de l’Homme et les entreprises ». La phrase citée exprime le devoir de réparation que chaque entreprise doit remplir en matière de droits de l’homme lorsqu’une situation l’exige. Un cas récent, situé dans la chaîne de valeur du secteur de l’habillement, illustre l’importance de l’obligation de réparation, qui est associée à deux autres obligations décrites dans les Principes directeurs : protéger les droits de l’homme et les respecter. Le groupe international Hugo Boss a lui-même rendu public le cas en question, qui a fait l’objet d’une enquête du journal britannique The Guardian publiée le 4 janvier 2018 (1). Nous en discutons dans le présent billet.

 

1.

Le principe n°22

Les 31 « Principes directeurs sur les droits de l’Homme et les entreprises » ont été adoptés le 17 juin 2011 par le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Ils mettent en œuvre le cadre de référence en matière de respect des droits de l’homme qui avait été adopté en 2008 par le même Conseil et reposait sur trois piliers : « protéger, respecter et réparer » (2).

Selon les termes des Principes directeurs, l’obligation de réparation peut inclure « des excuses, une restitution, un redressement, des indemnités financières ou autres et des sanctions (soit pénales, soit administratives, sous forme d’amendes par exemple) ainsi que la prévention des pratiques abusives au moyen notamment d’injonctions ou de garanties de non-répétition » (principe n°25, accès à des voies de recours). Mais c’est surtout le principe n°22 qui traite de la réparation, par les entreprises, des préjudices ayant la nature d’atteintes aux droits de l’homme :

« Lorsque les entreprises déterminent qu’elles ont eu des incidences négatives, ou y ont contribué, elles devraient prévoir des mesures de réparation ou collaborer à leur mise en œuvre suivant des procédures légitimes.

Commentaire

Même en se dotant des meilleures politiques et pratiques, une entreprise peut exercer une incidence négative sur les droits de l’homme qu’elle n’a pas prévue ni su empêcher.

Lorsqu’une entreprise met à jour ce type de situation, soit par l’exercice d’une diligence raisonnable en matière de droits de l’homme ou par d’autres moyens, sa responsabilité en matière de respect des droits de l’homme exige qu’elle s’emploie à la réparer, seule ou en coopération avec d’autres acteurs. […] »

Jusque-là, le vingt-deuxième principe énonce qu’une entreprise a une obligation de réparation lorsqu’elle a causé des torts directement ou indirectement. Mais il traite peu après du cas où un préjudice lié aux droits de l’homme est survenu sans que l’entreprise ne l’ait causé ni n’ait contribué à le causer :

« Lorsque des incidences négatives sont apparues dont l’entreprise n’est pas à l’origine et auxquelles elle n’a pas contribué, mais qui sont directement liées à ses activités, produits ou services par une relation commerciale, de par sa responsabilité en matière de respect des droits de l’homme, l’entreprise n’est pas tenue de prévoir elle-même des voies de recours, bien qu’elle puisse jouer un rôle à cet égard. causé ni contribué à un préjudice relevant des droits de l’homme, bien qu’elle puisse jouer un rôle à cet égard. »

On notera la forme concessive qui figure dans la dernière partie de cet extrait : bien que l’entreprise n’ait pas d’obligation de réparer dans le cas évoqué, elle peut « jouer un rôle à cet égard ».

 

2.

Description du cas

Le principe 22 définit une démarcation de l’obligation de réparation selon que l’entreprise a causé ou contribué aux préjudices, ou qu’elle n’a pas de lien causal avec eux. Cette démarcation est mise en question dans la situation exposée par Hugo Boss, telle que décrite dans l’article du Guardian, dont nous discutons dans la section suivante.

La situation reçoit, dans l’article du Guardian, différentes qualifications :

– « travail forcé »,

– « esclavage moderne »,

– « détention effective sur le lieu de travail »,

– « restriction illégale de la liberté de mouvement »,

– « vulnérabilité au harcèlement sexuel et à d’autres abus ». (3)

Ces qualifications rendent compte de la condition de jeunes ouvrières, dont certaines semblent mineures, travaillant dans le sud de l’Inde pour des sous-traitants du secteur de la mode.

Le Guardian a lui-même mené l’enquête et recueilli des témoignages et d’autres éléments attestant du fait que les ouvrières ne disposent pas de la liberté de mouvement. Elles demeurent cantonnées à proximité de leur usine, ne disposent pas de moyens de communication avec l’extérieur et ne sortent qu’accompagnées par des membres du personnel.

Il convient de noter que l’entreprise sous-traitante indienne, qui fournit en particulier des marques européennes, s’est défendue en invoquant une obligation de sécurité à l’égard des jeunes ouvrières. Celles-ci travaillent en effet loin de chez elles, dans des zones rurales décrites implicitement comme peu propices à l’exercice de leur liberté de mouvement.

Il n’en demeure pas moins que la restriction de leur liberté de mouvement et de circulation, qui constitue un droit humain, est avérée. L’article du Guardian rapporte ainsi la position de la Cour Suprême de l’Etat du Tamil Nadu, qui a demandé l’arrêt du confinement des ouvrières. Il mentionne également la position de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, qui insiste sur les conséquences de la vulnérabilité des ouvrières confinées.

 

3.

Discussion provisoire

L’article du Guardian ne se limite pas à la description du cas et à la justification, à travers son enquête, de sa qualification. En effet, (i) il fait explicitement référence aux Principes directeurs sur les droits de l’Homme et les entreprises, (ii) il souligne l’importance du dialogue avec les parties prenantes, (iii) il mentionne l’obligation de réparation et (iv) il s’attache, quoique indirectement, à la ligne de démarcation établie par le principe n°22.

Commençons par le point (iv). The Guardian a interrogé des entreprises britanniques spécialisées dans la mode et recourant au sous-traitant indien auquel fait appel Hugo Boss. L’objet de sa demande visait leurs actions en matière de liberté de mouvement des employés de leurs fournisseurs. Les résultats de l’enquête suggèrent différentes interprétations du principe 22, même si celui-ci n’est pas expressément mentionné.

Ainsi, Mothercare place la liberté de mouvement parmi ses priorités et parle d’« améliorations significatives » ; la réponse de Debenhams est du même ordre, et souligne l’importance que ces questions « fassent l’objet d’enquêtes exhaustives et donnent lieu à des mesures immédiates de réparation (immediately remediated) » ; Next informe que les audits qu’elle a commandés ne révèlent pas d’atteintes aux droits de l’homme ; Primark confirme, selon le Guardian, qu’elle a une « responsabilité en vue d’améliorer les conditions de travail dans le sud de l’Inde », affirme qu’elle cherche à « apporter des améliorations, en accord avec les Principes directeurs de l’ONU, aux questions posées dans la région », et met l’accent sur le rôle de la collaboration au sein de la chaîne de valeur.

Ce dernier commentaire renvoie aux points (ii) et (iii) ci-dessus, relatifs au dialogue et au devoir de réparation. Etablir une relation entre les deux idées n’est pas sans rapport avec le sens du verbe « réparer ». Celui-ci a en effet deux significations qui dépendent de la nature de son complément d’objet :

– soit « remettre en l’état initial, rétablir »,

– soit « remédier aux conséquences fâcheuses d’un acte, d’une parole, d’une situation ». (4)

Dans le cas de la restriction de la liberté de mouvement des ouvrières évoqué par le Guardian, comme dans maints autres cas, c’est le second sens qui vient immédiatement à l’esprit. Mais réparer suppose-t-il de rétablir l’état antérieur, ce qu’exprime le premier sens ? Il s’agit plutôt, dans le cas d’espèce, d’établir un état conforme aux exigences exprimées par les droits de l’homme et que décrivent, en l’occurrence, les Principes directeurs. Or, « établir un état conforme aux exigences des Principes directeurs » suppose le dialogue avec les parties concernées. C’est exactement la démarche décrite par Primark dans l’article du Guardian, qui peut être résumée par la formule selon laquelle « pour réparer, il faut dialoguer ».

Nous verrons dans le prochain billet si cette façon de comprendre le devoir de réparation est repris et discuté dans la littérature relative aux Principes directeurs.

Alain Anquetil

(1) « Workers held captive in Indian mills supplying Hugo Boss », The Guardian, 4 janvier 2018. On en trouve un bref compte-rendu dans un article de la rédaction de Paris Match Belgique paru le 5 janvier 2018 : « Comment Hugo Boss s’est retrouvé lié au travail forcé en Inde ».

(2) Pour un bref historique ainsi qu’une présentation de la mise en œuvre institutionnelle des Principes directeurs dans le cas français, voir le site France Diplomatie. Voir également le rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, John Ruggie, du 21 mars 2011, et le site du Forum sur les entreprises et les droits de l’homme.

(3) Ces qualifications sont des citations issues de l’article du Guardian.

(4) Source : CNRTL.

[cite]

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