Cette brève observation s’inspire d’une critique adressée par Claude Lévi-Strauss à l’ethnocentrisme en matière de cultures humaines. Bien qu’appliquée à un sujet bien différent du jeu de football, elle peut susciter la réflexion à l’égard des reproches qui ont été adressés à l’équipe de France et à son entraîneur.

Ces reproches ont naturellement une valeur contextuelle. Ils ont été formulés après des performances jugées peu satisfaisantes dans les phases préparatoires ou lors des rencontres du tour préliminaire de la Coupe du Monde qui vient de s’achever.

Il serait injuste de ne citer que les propos tenus par le gardien de l’équipe de Belgique, battue par l’équipe de France en demi-finale, parce qu’elles ont été formulées sous l’emprise d’une déception légitime et d’une estime tout aussi légitime pour le jeu de sa propre équipe, et parce que le gardien belge s’est par la suite excusé. Mais ses propos témoignaient de la forme extrême d’une opinion qui avait été formulée à plusieurs reprises à l’égard du jeu français : « Ils n’ont joué que de l’anti-football. […] On a perdu contre une équipe qui ne joue à rien » (1).

Des observateurs ont cependant déminé ce genre de critiques, notant que l’entraîneur français savait composer la meilleure équipe et élaborer la meilleure stratégie compte-tenu des ressources dont il disposait – en l’occurrence une stratégie défensive. Comment reprocher à une personne assumant d’importantes responsabilités de faire le meilleur usage de ses ressources en vue de gagner une compétition ?

On pourrait déjà repérer ici une allusion à Claude Lévi-Strauss. À propos de l’activité de bricolage et des connaissances qu’elle suppose, il affirmait que l’« univers instrumental [du bricoleur] est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les ‘moyens du bord’, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus […] » (2).

Mais la comparaison avec la situation de l’entraîneur de l’équipe de France est superficielle et peu pertinente puisqu’il a pu, lors des mois de préparation à la Coupe du monde, rechercher des « ressources » bien au-delà de l’univers clos du bricoleur, des ressources adaptées à son projet :  gagner le trophée.

Un autre commentaire issu de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss est plus pertinent et suggestif. Il l’a proposé à l’occasion de son examen de l’ethnocentrisme, dont l’une des attitudes les plus anciennes consiste selon lui à « répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions » (3).

Cet ethnocentrisme inclut des croyances relatives à l’intelligence de sociétés humaines anciennes qui serait incomparable à l’intelligence caractéristique de notre civilisation moderne, spécialement la civilisation occidentale : « À l’homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie », observait Lévi-Strauss. Et il ajoutait :

« Cette vue naïve résulte d’une totale ignorance de la complexité et de la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires. Pour fabriquer un outil de pierre taillée efficace, il ne suffit pas de frapper sur un caillou jusqu’à ce qu’il éclate : on s’en est bien aperçu le jour où l’on a essayé de reproduire les principaux types d’outils préhistoriques. »

Mais penchons-nous sur ce passage qui se situe un peu plus loin dans le texte, où il est question de l’art de la poterie et de la « complication des procédés » qu’elle suppose :

« La poterie offre un excellent exemple parce qu’une croyance très répandue veut qu’il n’y ait rien de plus simple que de creuser une motte d’argile et la durcir au feu. Qu’on essaye. »

Qu’on essaye ! Voici ce que l’on pourrait répondre aux critiques de l’équipe de France de football, quelle qu’ait été la pertinence de leurs propos. Non pas, bien sûr, pour les réduire au silence, car leur liberté d’expression doit être totale dès lors qu’elle ne cause pas de torts, mais pour les instruire de la difficulté à percevoir la complexité des choses et pour leur rappeler qu’ils doivent, sauf raison particulière, se méfier des opinions courantes – des « croyances très répandues », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss.

À cet égard, le « Qu’on essaye ! » est une excellente devise.

Alain Anquetil

(1) « Coupe du monde 2018 : mauvais perdants, les Belges ? On vous explique pourquoi ils ont tort de critiquer la victoire française », France TV info, 12 juillet 2018. Quant aux excuses subséquentes, voir « Belgique : le mea culpa de Thibaut Courtois après ses critiques sur le jeu des Bleus », L’Equipe, 14 juillet 2018.

(2) C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

(3) C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1952.

[cite]

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