Un récent article du Journal du Net évoque une règle bien connue de l’éthique des affaires académique : « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre ». Elle a été employée ici, non à propos de la vie économique, mais à propos de la tricherie à des examens en ligne. Dans cet article, nous discutons de la logique de cette règle et de ses conséquences morales.

Il existerait aujourd’hui un marché de la fraude aux examens en ligne. Des enseignants se substitueraient à des étudiants pour passer à leur place des épreuves sur Internet. Le service serait bien sûr rémunéré. Le Journal du Net explique les moyens grâce auxquels la demande (qui provient d’étudiants) et l’offre (venant d’enseignants) peuvent se rencontrer et aboutir à une « contractualisation ».

Deux enseignants ont été interrogés sur la raison pour laquelle ils acceptent de telles pratiques alors qu’ils savent qu’elles violent leur déontologie professionnelle – et, plus largement, des prescriptions de la morale générale. Après avoir avancé des justifications relevant des circonstances actuelles, ils ont cité cette formule :

(a) « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre ».

Pour celui qui agit sciemment et librement de façon immorale, ce genre de formule impersonnelle présente trois « avantages ».

D’abord, elle exonère l’auteur de l’acte immoral de le décrire de façon substantielle. Dans le cas d’espèce, le fait de tricher et de contribuer à la corruption morale d’étudiants est purement et simplement évacué.

Ensuite, la formule contient une forme de généralité. Elle n’affirme pas : (b) « Si je ne le fais pas, n’importe qui d’autre le fera ». Elle se contente d’observer que, (c) « si je ne le fais pas, il existe au moins une personne qui le fera à ma place ». Mais cette quantification existentielle est trompeuse et, insidieuse. Le « quelqu’un d’autre le fera » de la formule (a) ne désigne pas un ensemble clos et bien délimité. Il suggère une quantification universelle qui permet à l’auteur de l’acte immoral de croire à un allègement de sa responsabilité morale – ou du moins, le concept de croyance étant sans doute un peu trop exigeant, de le ressentir.

Enfin, la formule (a) présente l’avantage de ne pas se rapporter à un contexte particulier. Elle peut s’appliquer à quantité de situations. Lorsque des entreprises proposent, dans leur code de conduite, des listes de « règles de la zone grise » (des sortes de règles qui permettent et justifient des actions faiblement immorales), elles mettent en garde leurs employés sur les dangers que recèle leur application. Parmi ces règles se trouvent « Je peux le faire puisque tout le monde le fait », « Si la loi ne l’interdit pas, c’est permis », « On a toujours fait comme ça », « C’est le système qui veut ça », et, bien sûr, notre formule « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre ».

Si ces règles peuvent, comme dans le cas de la tricherie aux examens en ligne, être avancées comme des justifications, elles sont aussi susceptibles d’être présentes dans la délibération qui précède l’action. Si c’est le cas, elles encouragent l’action immorale. La formule (a) le fait de deux manières : elle séduit par les « avantages » dont nous avons parlé précédemment et elle évite d’inclure, au sein de la délibération, des éléments moraux qui devraient y figurer. Dans le cas de la tricherie aux examens en ligne, ces éléments moraux comprennent la violation des devoirs professionnels, la corruption des valeurs d’autrui et la corruption de ses propres valeurs.

Qu’un enseignant invoque une telle règle – « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre » – pour se justifier d’une conduite immorale est profondément malhonnête. Il serait moins grave, selon une perspective morale, de n’avancer que des arguments relatifs aux circonstances, des arguments ayant un contenu substantiel. Mais le caractère impersonnel de la règle permet aux personnes concernées de se séparer artificiellement de leurs actes, un peu à la manière dont un rôle peut leur sembler extérieur à elles-mêmes.

Cependant, ce ne sont pas des rôles (celui de l’enseignant qui accepte la tricherie et celui de l’étudiant qui la sollicite) qui sont malhonnêtes dans cette affaire. Ce sont les personnes elles-mêmes, les individus singuliers. Cela ajoute encore au caractère déplacé et sinistre de ce type de justification.

Alain Anquetil


(1) « Frauder aux examens en ligne, simple comme une annonce sur Leboncoin », Journal du Net, 23 février 2021.  

Pour citer cet article: Alain Anquetil, « La tricherie aux examens en ligne et les règles de la zone grise, » – Philosophie & éthique des affaires, 19 mars 2021, https://www.essca-knowledge.fr/tous-les-articles/philosophie-ethique-des-affaires/tricherie-examens-en-ligne-regles-zone-grise/

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