Inutile de présenter Greta Thunberg. Son nom est connu depuis septembre 2018, quand elle demeura longtemps assise devant les portes du Parlement suédois à côté d’une pancarte indiquant qu’elle faisait une grève de l’école au nom de la défense du climat (1). Elle est intervenue à la COP24 en Pologne en décembre 2018 (2), puis à Davos en janvier 2019 (3), et son nom est revenu à l’occasion de la grève pour le climat organisée les 15 et 16 mars 2019 (4). Beaucoup des formules qu’elle a utilisées ont frappé les esprits. Cependant, son discours mérite une brève analyse. Nous la menons en nous référant au Gorgias de Platon.

 

1.

Voici quelques-unes des formules les plus fameuses de Greta Thunberg :

(i) « Pourquoi devrions-nous étudier pour un futur qui n’existera bientôt plus, alors que personne ne fait rien pour le sauver ? »

(ii) « Nous ne pouvons pas résoudre une crise sans la traiter comme une crise. »

(iii) « Vous dites que vous aimez vos enfants plus que tout, pourtant vous volez leur futur devant leurs yeux. »

(iv) « Notre civilisation est sacrifiée pour permettre à une petite poignée de gens de continuer à gagner d’énormes sommes d’argent. Notre biosphère est sacrifiée pour que des personnes riches dans des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. »

(v) « Nous devons changer presque tout dans nos sociétés telles qu’elles existent aujourd’hui. »

Notons encore cet avertissement qui est aussi une sommation à agir :

(vi) « Les adultes répètent sans cesse qu’ils ont une dette envers les jeunes, qu’il faut leur donner de l’espoir. Mais je ne veux pas de votre espoir. Je ne veux pas que vous soyez plein d’espoir. Je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. Et je veux que vous agissiez. Je veux que vous agissiez comme vous le feriez en cas de crise. Je veux que vous agissiez comme si la maison était en feu. Car c’est le cas. » (5)

Les commentaires des médias ont souligné les « mots simples » utilisés par Greta Thunberg. « Par des mots simples, la Suédoise Greta Thunberg fait descendre dans les rues des milliers d’adolescents de par le monde », lit-on dans La Croix, ou, de façon encore plus appuyée : « On ne saurait mieux dire ».

Ajoutons quelques observations complémentaires. Elles concernent la vérité. Si Greta Thunberg frappe les esprits, si elle convainc, c’est parce qu’elle voit la vérité et sait l’exprimer sans gêne et sans détour. « La militante de 15 ans, Greta Thunberg, dit la vérité aux détenteurs du pouvoir lors des pourparlers sur le climat de la COP24 de l’ONU », lit-on par exemple en préambule de son intervention de décembre 2018 (6). Ce commentaire d’un internaute à la suite de son discours de Davos va dans le même sens :

« De toute évidence, elle connaît les réalités du réchauffement climatique à un degré bien supérieur à la connaissance qu’en ont les adultes de tout âge. Il est probable que bien peu d’enfants de quinze ans savent ce qu’elle sait déjà ».

Et, à propos du syndrome d’Asperger dont elle a souffert, il a été dit qu’il l’a conduite à « voir sa maladie non pas comme un handicap mais comme un cadeau qui lui a ouvert les yeux sur la crise climatique. » (1)

 

2.

En quoi le Gorgias de Platon peut-il nous éclairer sur les propos de Greta Thunberg ? On peut invoquer trois raisons au moins. Discutons des deux premières dans le présent billet – la troisième mérite un billet séparé.

La première a trait à un propos de Calliclès, l’un des interlocuteurs de ce dialogue. Calliclès succède à Gorgias et Polos. Il se place du côté des défenseurs de la rhétorique, cet ensemble de procédés visant à produire, dans l’esprit des auditeurs, un « sentiment de conviction », selon les mots de Monique Canto-Sperber (7).

Pour celui qui la pratique, la rhétorique est un moyen de défendre ses intérêts propres ou des intérêts politiques. « Pour les interlocuteurs du Gorgias », observe Canto-Sperber, « il est bien clair que c’est au péril de la vie qu’on néglige la rhétorique et qu’on renonce à savoir se défendre devant les hommes ». Précisément, celui qui consacrerait sa vie à la philosophie et qui négligerait la rhétorique irait à l’encontre de la défense de ses propres intérêts. « Si on passe plus de temps qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme », affirme Calliclès à Socrate. Et il ajoute aussitôt après :

« Aussi doué qu’on soit, si on continue à faire de la philosophie, alors qu’on en a passé l’âge, on devient obligatoirement ignorant de tout ce qu’on doit connaître pour être un homme de bien, un homme bien vu. Pourquoi ? Parce que petit à petit on devient ignorant des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus les formules dont les hommes doivent se servir pour traiter entre eux et pouvoir conclure des affaires privées et des contrats publics, on n’a plus l’expérience des plaisirs et des passions humaines, enfin, pour le dire en un mot on ne sait plus du tout ce que sont les façons de vivre des hommes. »

Pour Calliclès, la philosophie est un bien « aussi longtemps qu’il s’agit de s’y former ». Elle devrait être pratiquée par les jeunes, les adolescents. Mais qu’une personne d’âge mûre continue à philosopher est pour lui une marque de ridicule. Elle revient à se conduire comme un enfant, à « babiller », à se conduire de façon indigne.

Il ne s’agit pas de transposer les observations de Calliclès aux propos de Greta Thunberg. Elles suggèrent cependant une réflexion sur la manière de qualifier ses discours. Ceux-ci relèvent-ils de la réflexion philosophique, une réflexion qui n’est pas détachée de la vie de la cité puisqu’elle porte sur l’avenir de l’humanité et qui s’accorde bien avec l’étude philosophique comprise comme moyen de formation de l’esprit ? Ou ses discours ont-ils pour seule ambition de produire des effets pratiques comme le ferait un politicien utilisant les procédés de la rhétorique pour plaire à ses électeurs ?

 

3.

C’est ici qu’intervient la deuxième raison de recourir au Gorgias pour éclairer le propos de Greta Thunberg. Cette raison a trait à l’utilisation par ses soins de procédés rhétoriques en vue de convaincre ses auditeurs.

Dans le Gorgias, Socrate dit de la rhétorique qu’elle n’est pas un art mais un « savoir-faire ». Il explique à Gorgias qu’elle est « une activité qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave, et naturellement habile dans les relations humaines ». Et il ajoute : « Une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie » – une pratique qui, note Canto-Sperber, relève de la « bassesse morale ».

Il est plus que douteux que tout ce qu’a pu affirmer Greta Thunberg puisse être visé par la condamnation de Socrate. Son parler vrai, qui a frappé tant d’observateurs, semble à l’opposé de la recherche de la flatterie. Mais, comme nous l’avons suggéré, ses discours utilisent des procédés rhétoriques – un usage qui n’implique pas que Greta Thunberg se préoccupe plus de la forme que du contenu de son propos.

On en trouve dans les extraits (i)-(vi) ci-dessus. Par exemple, l’énoncé (ii) comprend une répétition du mot « crise ». La figure de style, une épiphore, qualifie la situation présente et rappelle qu’une telle qualification suppose de prendre des mesures appropriées. Méconnaître une crise, c’est prendre le risque qu’elle aggrave la situation et que les bouleversements en résultant produisent des conséquences dramatiques.

L’énoncé (vi) comprend plusieurs anaphores (« Je ne veux pas » et « Je veux ») dont la fonction est de renforcer, avec une certaine solennité (peut-être un peu trop de solennité), l’interpellation des adultes auxquels s’adresse Greta Thunberg. L’énoncé (vi) comprend aussi une métaphore, celle de la maison en feu, dont la fonction est de conduire les auditeurs à agir sur-le-champ. L’analogie avec l’incendie de la maison est d’autant plus évocatrice que le sens du mot « incendie » inclut à la fois l’idée de rapidité, donc d’urgence (« Grand feu qui s’étend rapidement »), et, en un sens figuré, celle de désordre (« Bouleversement social violent, susceptible de troubler l’ordre établi ») (8).

En elle-même, l’usage de cette métaphore, plus que les autres figures de style, résume l’effroi moral que ressent Greta Thunberg face à la situation du monde. Elle est une manière de produire ce « sentiment de conviction » propre à la rhétorique. Mais ce sentiment provient aussi de sa manière de dire la vérité, en particulier de la dire aux puissants. Nous en parlerons dans le prochain billet, en nous inspirant de nouveau du Gorgias de Platon.

Alain Anquetil

(1) Voir « En Suède, Greta Thunberg, en ‘grève scolaire’ pour le climat », Le Monde, 13 décembre 2018.

(2) « You Are Stealing Our Future: Greta Thunberg, 15, Condemns the World’s Inaction on Climate Change », Democracy Now, 13 décembre 2018.

(3) « À Davos, Greta Thunberg éclipse patrons et présidents », La Croix, 25 janvier 2019. Voir aussi « Our house is on fire » et « ‘Our house is on fire’: Greta Thunberg, 16, urges leaders to act on climate », The Guardian, 25 January 2019.

(4) Voir « Grève des jeunes pour le climat : la carte de France des 210 manifestations », France Inter, 14 mars 2019.

(5) Ces citations sont extraites des interventions de Greta Thunberg à la COP24 et à Davos. Certaines traductions sont de mon fait, d’autres proviennent de « Climat : ‘On n’est jamais trop petit pour faire une différence’ : le discours fort de Greta Thunberg » et « Greta Thunberg à Davos : ‘Je veux que vous paniquiez’ ».

(6) « Greta Thunberg full speech at UN Climate Change COP24 Conference », 15 décembre 2018.

(7) M. Canto-Sperber, introduction au Gorgias, GF Flammarion, 1993.

(8) Les références proviennent du CNRTL.

[cite]

 

 

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