Dans le contexte des contraintes imposées par la crise sanitaire liée au Covid-19, on trouve, sur Internet et en anglais, des commentaires incluant la question suivante : « Puis-je être obligé de porter un masque contre ma volonté » (« to wear a mask against my will ») ? La justification de ce questionnement ne nous concerne pas ici. Ce qui nous importe, c’est qu’il pourrait être rationnel d’agir contre sa volonté, en l’occurrence de porter le masque. Nous traiterons plus précisément de la question suivante : peut-il être rationnel de porter un masque, quand bien même cela apparaîtrait contraire au meilleur jugement de la personne concernée.  

Agir à l’encontre de son meilleur jugement

Un mot, pour commencer, sur la distinction que nous venons de mentionner, entre agir contre sa volonté et agir à l’encontre de son meilleur jugement. On peut porter un masque contre sa volonté, au sens où on ne le veut pas, mais le porter en accord avec son meilleur jugement, celui-ci incluant la croyance selon laquelle il faut respecter l’obligation de le porter. Dans ce qui suit, nous traitons spécifiquement du cas d’une action accomplie à l’encontre de son meilleur jugement – un cas qui, en un sens technique, tombe sous le concept de faiblesse de la volonté ou akrasia. Prenons l’exemple de Tom, un personnage imaginaire. Son attitude à l’égard du port du masque, obligatoire dans beaucoup de circonstances en raison de l’épidémie du Covid-19, peut être décrite ainsi :

(i) Tom juge que, tout bien considéré, il est préférable de ne pas porter de masque ;

(ii) Tom croit qu’il est libre de ne pas le porter en certaines circonstances, peu importe que le porter soit obligatoire ou non (il croit en particulier que, dans son entreprise ou avec des amis, il ne subira de fait aucune contrainte la conduisant à le porter) ;

(iii) Tom estime que, s’il ne portait pas de masque et qu’on lui rétorquait que son attitude est irrationnelle (parce qu’elle est contraire au bien-être général, qu’elle viole les règles édictées par les autorités publiques, qu’elle donne le mauvais exemple, etc.), il répondrait que son choix est rationnel ;

(iv) cependant, sciemment et librement, Tom porte un masque, au moins dans les situations où le port du masque est requis.

Tom agit donc à l’encontre de son meilleur jugement (condition i), sans contrainte (condition ii) et sans se conformer à ce qui, pour lui, serait une conduite rationnelle (condition iii).  

Doutes sur la possibilité (et la rationalité) d’une action contraire au meilleur jugement

À première vue, il semble peu probable qu’une attitude telle que celle de Tom puisse exister. On pourrait lui donner plus de droit à l’existence si l’on remplaçait le masque par du chocolat. Moyennant un changement de certains traits propres aux conditions (ii) et (iii), on comprendrait que Tom puisse manger du chocolat alors que, après avoir délibéré et considéré toutes les raisons pertinentes dans sa situation, il jugeait préférable de ne pas en manger.

Ainsi, on expliquerait que, si Tom a mangé sciemment et librement du chocolat, c’est parce que son désir a pris le pas sur son jugement, ou, qu’au moment de l’action, il a dévalué les effets négatifs de la privation au profit du plaisir immédiat, ou qu’il a repoussé à plus tard le moment où il mettra en œuvre son jugement, ou que, face à la situation (la perception visuelle et olfactive de la tablette de chocolat), sa perception, justement, a été en quelque sorte absorbée par la tablette de chocolat, un peu à la manière dont elle est parfois la proie d’illusions.

Mais il semble difficile de transposer de telles explications au cas de Tom. Analysons plus précisément son attitude en imaginant ce dialogue avec l’une de ses amies, prénommée Sally :

– Tiens ! Tu portes un masque maintenant ? Je croyais que tu y étais opposé ? Tu as changé ton jugement ?

– Je n’ai pas changé mon jugement, répond Tom.

– Ah ! Alors pourquoi le portes-tu ?

– Je ne peux pas te donner de raison précise.

– Explique-toi.

– Eh bien, si tu veux tout savoir, je me suis vu mettre un masque ce matin, et depuis je le porte.

– Contre ton meilleur jugement ? fait Sally en ressentant une légère inquiétude.

– Oui.

– Mais, mon pauvre Tom, tu as seulement changé de « meilleur jugement », reprend Sally sur le ton de la plaisanterie. Cela arrive. Il n’y a pas de honte à changer d’avis.

Tom reste silencieux.

Sally ne prend plus goût à la plaisanterie et se met à philosopher :

– Mais enfin, Tom, c’est absurde ! Personne ne peut choisir d’agir contre son meilleur jugement à l’issue de sa délibération, de même que personne ne peut conseiller à autrui d’agir contre son meilleur jugement !

 

Une explication

Sally ne comprend pas l’affirmation de Tom : « Je ne peux pas te donner de raison précise. Je me suis vu mettre un masque ce matin, et depuis je le porte. » L’incapacité de son ami à formuler une raison – une raison expliquant son action à l’encontre son meilleur jugement – lui paraît inintelligible. Et si on lui demandait si l’action de Tom est rationnelle, elle répondrait sans doute par la négative, ou demanderait à bénéficier des plus amples informations.

La philosophe Nomy Arpaly pourrait aider Sally à comprendre à quelle condition l’action de Tom, d’apparence irrationnelle, pourrait être jugée rationnelle, aussi bien par un observateur extérieur que par Tom lui-même. Car, selon Arpaly, il existe des cas où il est plus rationnel d’agir à l’encontre de son meilleur jugement qu’en accord avec lui.

Supposons que Tom ait une croyance fausse (par exemple sur la dangerosité ou les modes de transmission du covid-19) qui le conduit à former la croyance qu’il ne sert à rien de porter un masque. Si l’on considère que l’on devrait désirer ce que l’on croit, Tom ne devrait pas porter de masque. Le problème est qu’il en porte un.

La brèche se situe entre la croyance et le désir. Supposons que Tom ne soit pas motivé par sa croyance (une croyance fausse, mais qu’il croit vraie) et que ce défaut de motivation explique pourquoi il porte un masque. Dans ce cas, jugera-t-on son action irrationnelle ?

On inclinera sans doute à répondre que son action n’est pas irrationnelle, mais rationnelle. Si Tom n’a pu être motivé par sa croyance, pensera-t-on, c’est que, au moment du choix (mettre un masque ou non), il a eu l’intuition qu’elle était fausse et qu’elle ne devrait pas déboucher sur une action.

Son défaut de motivation rétablit en quelque sorte la rationalité de l’action consistant à porter le masque. Il rétablit non seulement la rationalité de son action, mais aussi (ce qui, selon une certaine définition de la rationalité, revient au même) la cohérence au sein de l’ensemble de ses croyances et de ses désirs.

L’argument est délicat. Il suggère que si Tom n’est pas parvenu à agir selon sa croyance fausse (qui conduisait à son meilleur jugement), c’est qu’il croyait qu’elle était fausse, au moins à un niveau implicite. Croire à la fois une chose et son contraire, ou croire quelque-chose à un niveau implicite ou préconscient, complique singulièrement l’affaire.

Mais Nomy Arpaly (et d’autres philosophes) utilise ce type d’argument. Dans son article de 2000, elle illustre par plusieurs cas imaginaires. À propos de l’un d’eux – un étudiant qui avait pour meilleur jugement de vivre comme un ermite pour préparer ses examens, et qui, au bout du compte, agit à l’encontre de son meilleur jugement –, elle note que l’étudiant a agi pour des raisons qu’il avait ignorées pendant sa délibération. Celle-ci était déficiente, et cette déficience s’est exprimée, au moment du choix, par une motivation insuffisante à agir conformément à sa croyance que vivre comme un ermite était le meilleur moyen de réussir ses examens.

Si l’on donne du crédit à cet argument, le fait que Tom ait dit à Sally : « Je me suis vu mettre un masque ce matin » n’a rien de surprenant. Il a pu agir sous l’effet d’une impulsion, sans savoir qu’il agissait pour une bonne raison (la croyance selon laquelle porter un masque est bénéfique). Peut-être y avait-il des signes précurseurs – une humeur, un état d’esprit, des sentiments – qui se sont révélés au moment du choix. Le moment venu, il a agi pour une raison (une bonne raison) sans délibérer. Etrange, sans doute, mais c’est un des intérêts de la faiblesse de la volonté d’inciter à la réflexion sur ce genre de cas. Et de susciter l’idée qu’il peut être rationnel de porter un masque contre sa volonté. Alain Anquetil


(1) N. Arpaly, « On acting rationally against one’s best judgment », Ethics, 110, 2000, p. 488-513. 

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