Quel sera le mot (ou l’expression) de la nouvelle année ? Si l’on considère le monde dans lequel nous vivons, et la manière dont il est souvent décrit, il pourrait avoir une connotation pessimiste. Voici quelques candidats : anthropocène, autodestruction, capitalisme absentéiste, capitalisme extractif, collapsologie, escalade des tensions, illibéralisme, indifférence coupable, inégalités entre les sexes, inégalités structurelles, mondialisation néolibérale, sixième extinction de masse. Nous aurions pu ajouter, entre autres, « urgence climatique », mais l’expression est déjà le « mot » de l’année 2019 du Oxford English Dictionary. Alors que 2020 commence à peine, nous avons imaginé une expression qui pourrait être jugée typique de la nouvelle année : « Être en règle ». Nous nous réfèrerons succinctement aux Stoïciens et à John Stuart Mill pour illustrer notre suggestion.

 

Les mots de la décade passée

Consultons d’abord les mots de l’année (Words of the Year ou WOTY) proposés par deux dictionnaires de langue anglaise : le Merriam Webster Dictionary et le Oxford English Dictionary (1).

Les mots de l’année du Merriam Webster reflètent les recherches des lecteurs de ce dictionnaire (2). Ils correspondent, selon ses termes, aux mots les plus populaires :

2019 : They (le « they singulier » : pronom personnel neutre susceptible de remplacer les pronoms masculins et féminins)

2018 : Justice (Justice)

2017 : Feminism (Féminisme)

2016 : Surreal (Surréaliste)

2015 : -Ism (-Ismes)

2014 : Culture (Culture)

2013 : Science (Science)

2012 : Socialism + Capitalism (Socialisme + Capitalisme)

2011 : Pragmatic (Pragmatique)

2010 : Austerity (Austérité)

Les mots de l’année du Oxford English Dictionary donnent une importance particulière à leur portée culturelle, même si leur effet réel semble parfois peu durable, car localisé dans l’espace et dans le temps (3) :

2019 : Climate emergency (Urgence climatique)

2018 : Toxic (Toxique)

2017 : Youthquake (« un changement culturel, politique ou social significatif, découlant des actions ou de l’influence des jeunes »)

2016 : Post-truth (Post-vérité)

2015 : LOL (L’emoji qui rit aux larmes)

2014 : Vape (« aspirer la vapeur d’une cigarette électronique et la laisser sortir de sa bouche »)

2013 : Selfie (Selfie)

2012 : Omnishambles (UK : « une situation qui, surtout dans le domaine politique, a été très mal gérée, au sens où elle est caractérisée par de nombreuses erreurs et beaucoup de confusion ») et GIF (US : « format d’image numérique de basse résolution, très utilisé sur Internet »)

2011 : Squeezed middle (« Classe moyenne sous pression »)

2010 : Big society (UK : « La grande société ») et Refudiate (US : « le mot semble être un mélange de ‘réfuter’ et de ‘répudier’, un verbe utilisé de façon vague pour signifier ‘rejeter’ »)

Comment comprendre ces listes annuelles ? En 2016, le site du Cambridge Dictionary soulignait à l’attention de ses lecteurs que « les événements mondiaux se reflètent dans les mots que vous consultez sur notre site » (5), tandis qu’en 2015, le président des Oxford Dictionaries déclarait qu’« un mot est seulement la surface d’une chose qui, en-dessous, présente souvent une vie complexe et riche » (6).

 

« Être en règle » et « Vivre en accord »

Quel est le mot ou l’expression qui, en 2020, pourrait à la fois exprimer la « vie complexe et riche qui se déroule en-dessous » et présenter une dimension mondiale ?

« Être en règle » nous semble un bon candidat. Il a l’avantage de s’accorder avec les vœux que l’on fait en début d’année. En ce sens, il n’est pas gênant que cette expression possède une dimension normative.

Selon le dictionnaire du CNRTL, « Être en règle » désigne un état de choses qui signifie « conformément aux prescriptions légales, en situation régulière » :

« Être en règle […] se dit des personnes ayant satisfait aux prescriptions légales ou morales ».

À première vue, « Être en règle » n’est pas une expression attractive car elle évoque la contrainte, l’obéissance à une norme extérieure. Corrélativement, elle suggère que la peur de la sanction externe – une sanction légale, morale ou sociale – est une raison importante de la conformité.

C’est oublier, toutefois, que, par extension du sens de l’expression, on peut être en règle avec des idées, des dieux, Dieu, ou notre propre conscience – « Être en règle avec Dieu, avec sa conscience », propose le CNRTL. Ce avec quoi nous pouvons être en règle peut être représenté sous la forme de cercles emboîtés. La manière dont l’oikeiôsis stoïcienne – l’attachement naturel à soi-même – se prolonge au-delà du moi en est une illustration. Comme l’explique Jacques Brunschwig :

« […] L’oikeiôsis fait tache d’huile, [elle] s’étend de l’ego à l’alter ego, et du présent au futur. L’animal humain est programmé pour se sentir instinctivement solidaire des autres, d’abord dans le cercle familial, puis, par élargissement concentrique, à des communautés toujours plus vastes dans l’espace et dans le temps ; une sociabilité naturelle, fondée sur le primitif amour de soi, le lie aux membres de la même cité, à ceux de l’espèce humaine, à ceux, pour finir, de la communauté totale des êtres rationnels et divins. » (7)

L’oikeiôsis est « le contraire de l’hostilité, de l’aliénation, de la séparation, de l’indifférence » (8). Elle contribue à la fin de l’homme, qui consiste à « vivre en accord avec la nature » – la nature rationnelle de l’être humain qui est lui-même une partie du « grand tout ».

 

Une conviction interne naturelle

Ces liens qui rapprochent naturellement les êtres humains, on les retrouve affirmés dans l’Utilitarisme, ouvrage publié par John Stuart Mill en 1863. Au chapitre 3, il affirme que l’humanité repose sur « un socle de sentiments naturels puissants », qui « est constitué par les sentiments sociaux de l’humanité, par le désir de vivre en harmonie avec nos semblables » (9).

À la fin du chapitre, la disposition à promouvoir le bien de tous devient un « sentiment naturel », une « conviction interne ». Or, cette conviction pousse celui qui la possède à agir pour le bien, même en l’absence de « sanctions externes » :

« C’est elle qui fait que tout esprit ayant des sentiments bien développés agit, non pas à l’encontre, mais dans le sens des motifs extérieurs que nous avons de nous soucier d’autrui et qui viennent de ce que j’ai appelé les sanctions externes ; et quand ces sanctions sont déficientes, ou agissent dans une direction opposée, cette conviction constitue en elle-même une force interne contraignante qui est d’autant plus puissante que le caractère est plus sensible et réfléchi ; en effet, si l’on excepte ceux dont l’esprit est un vide moral, il y a peu de gens qui pourraient supporter de mener leur vie selon un plan qui exclurait toute considération pour autrui, sauf si leur propre intérêt privé les y force. »

Une personne ayant une telle conviction et disposant d’un « caractère sensible et réfléchi » sera, en quelque sorte, « en règle ». Pas seulement en règle avec sa conviction, ce qui serait une manière de ne décrire qu’une harmonie intérieure, mais en règle avec une conception du bien, le bien de tous, conçu dans le sens le plus inclusif, comprenant, en particulier, le dernier cercle de l’oikeiôsis.

L’un des problèmes qui se pose ici, c’est que l’on ne peut seulement vouloir être ce genre de personne, « sensible et réfléchi », qui, en toutes circonstances, pense et agit pour le bien. La volonté compte, mais ne suffit pas. C’est une des raisons pour lesquelles il n’est pas vain d’inscrire l’expression « Être en règle » parmi les bons vœux de l’année 2020.

Alain Anquetil

(1) Nous nous limitons à ces deux dictionnaires pour des raisons d’espace. Nous avons en outre préféré retenir deux institutions ayant présenté un mot par année, ce qui, par exemple, n’est pas le cas du Cambridge Dictionary.

(2) « Words of the Year: A Decade in Review: The Words of the 2010s », Merriam Webster, 8 janvier 2020.

(3) Voir aussi « Le pronom neutre ‘they’ élu mot de la décennie », Le Figaro, 4 janvier 2020.

(4) « Word of the Year », Oxford Languages. « Chaque année, nous débattons des candidats au mot de l’année et choisissons celui qui reflète l’ethos, l’humeur ou les préoccupations de cette année-là – un mot qui, ayant une signification culturelle, possède un réel potentiel ». NB : les définitions données parfois entre parenthèses sont surtout issues du dictionnaire Oxford, du Sydney Morning Herald (pour « Refudiate »), du dictionnaire français Larousse (pour GIF), de Wikipedia (Big society) ou de moi-même (Squeezed middle).

(5) « Cambridge Dictionary’s Word of the Year 2016 » et « Cambridge Dictionary’s Word of the Year 2019 ».

(6) « Oxford’s 2014 Word of the Year Is Vape », Time, 17 novembre 2014.

(7) J. Brunschwig, « Les Stoïciens », in Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997.

(8) P. Shorey, « Plato and the Stoic Oikeiosis in the Berlin Theaetetus Commentary », Classical Philology, 24(4), 1929, p. 409-410.

(9) J. S. Mill, Utilitarianism, 1863, Collected Works of John Stuart Mill, ed. J. M. Robson. Toronto & Londres, 33 volumes, CW X, tr. C. Audard, L’utilitarisme. Essai sur Bentham, Paris, PUF, 1998.

[cite]

 

 

 

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