La question de la rémunération des dirigeants d’entreprise a produit une certaine effervescence morale. Elle a pris deux formes principales : l’une impliquant l’État français dans le cas spécifique de la rémunération des dirigeants d’entreprises publiques ; l’autre impliquant des actionnaires « révoltés » de grandes entreprises cotées – en particulier françaises, britanniques et américaines. L’un des aspects les plus intéressants de cette effervescence morale concerne l’activisme des grands actionnaires institutionnels comme les fonds de pension. Cet activisme semble motivé par la recherche de la maximisation de la valeur actionnariale, mais il pourrait être le produit de motivations plus variées, notamment relatives à la réputation de l’actionnaire lui-même.

 

1.

 Les assemblées générales annuelles du Crédit Agricole, de Citigroup, d’Aviva, du Crédit Suisse Group ou de Barclays ont été récemment le théâtre d’un « activisme actionnarial » lors des votes des résolutions sur les rémunérations des dirigeants. Signe de l’importance du phénomène, les mots « grogne », « colère », « révolte » et « rébellion » ont été largement employés. Christophe Nijdam, analyste chez Alphavalue, interviewé le 22 mai sur France Culture, affirmait avec mesure, à propos des assemblées générales du Crédit Agricole et de la Société Générale : « Il y a eu une certaine grogne des actionnaires ». Mais un article du 27 avril publié sur le site de la BBC n’hésitait pas à employer un vocabulaire révolutionnaire. Il soulignait que la direction de la banque Barclays avait connu « une révolte significative d’une partie de ses actionnaires, 26,9% d’entre eux ayant voté contre le plan de rémunération des dirigeants de la banque » − la moyenne des votes contestataires sur ces questions étant généralement d’environ 10%. L’article ajoutait : « Il s’agit de l’une des plus importantes rébellions d’actionnaires de l’histoire ».

Le commentaire vaut pour la Grande-Bretagne et pour les États-Unis. Dans le cas français, en dépit de slogans originaux (comme « Les salariés ont des miettes, les actionnaires des cacahouètes », entendu le 22 mai lors de l’assemblée générale du Crédit Agricole, avec distribution de sachets contenant trois cacahouètes symbolisant le cours du titre en Bourse), l’importance de l’activisme actionnarial sur la rémunération est moins spectaculaire. Christophe Nijdam note qu’il y a bien eu, « au niveau des assemblées générales des banques françaises, de la grogne, mais rien de spectaculaire, alors que ces actionnaires auraient des raisons d’être mécontents ». Car, ajoute-t-il, « quand on regarde la destruction de valeur du point de vue des actionnaires entre 2007 et le 15 mai 2012, donc en l’espace de cinq ans, les 38 banques européennes cotées que nous suivons ont détruit de la valeur à hauteur de 65%, tandis que les seules 4 banques cotées françaises ont détruit en moyenne 78% de leur valeur ».

En France, c’est plutôt l’activisme étatique, une forme très particulière d’activisme institutionnel, qui a récemment attiré l’attention sur la légitimité du niveau de rémunération des patrons. Ainsi le premier ministre Jean-Marc Ayrault affirmait le 29 mai : « Je crois au patriotisme des dirigeants. Ils peuvent comprendre que la crise suppose l’exemplarité des élites politiques et économiques » (Libération du 30 mai 2012).

2.

Quels sont les arguments proposés à l’appui d’une régulation de la rémunération des dirigeants ?

Certains ont un caractère très général. Par exemple, le récent journal de France Culture déjà cité ouvrait ainsi : « Au nom de la morale, Pierre-Henri Gourgeon [ancien PDG d’Air France] devrait rembourser de lui-même la prime [de non-concurrence] de 400.000 euros ».

D’autres arguments relèvent de l’intérêt bien compris de l’entreprise. Celui-ci, dû à Marcus Agius, président de Barclays, est fondé sur le souci (qui n’est pas illégitime) de maintenir ou de restaurer une bonne réputation  la pratique de l’« excuse » étant à cet égard un moyen approprié : « Une minorité significative d’actionnaires jugent que nous avons mal compris ces jugements [négatifs sur la rémunération] en 2011et que nous ne les avons pas assez pris en compte. Je m’en excuse et je vous assure qu’à l’avenir nous collaborerons différemment et de façon plus déterminée avec les actionnaires, afin de garantir un soutien plus large sur notre politique et nos pratiques de rémunération » (1).

Le propos de Jean-Marc Ayrault cité précédemment correspond à un autre type d’argument en faveur d’une régulation de la rémunération des dirigeants : celui de l’« exemplarité des élites ». Un argument sensible, comme le montre cette phrase d’un actionnaire de la banque Barclays reprise dans le quotidien britannique The Guardian : « Barclays est la vache à lait de quelques hauts dirigeants » (a cow being milked for the benefit of senior officers) (2).

L’ensemble des considérations relatives à la manière de calculer les bonus des dirigeants, spécifiquement aux critères servant à mesurer leur performance, relève de cette troisième catégorie d’arguments (3). Dans le cas de la banque Barclays, le débat portait notamment sur l’adéquation du critère de rentabilité des capitaux propres, plus précisément de la différence entre rentabilité des capitaux propres et coût des ressources financières. Mais si ce critère a naturellement un sens d’un point de vue financier, certains actionnaires institutionnels de Barclays considèrent qu’il ne peut constituer le fondement du calcul des bonus des dirigeants – d’abord parce qu’il est manipulable et peut, de ce fait, favoriser la prise de risques inconsidérés ; ensuite parce que les actionnaires institutionnels en question estiment que le mode de calcul de la rémunération des dirigeants devrait découler d’un nouveau modèle d’entreprise pour la banque Barclays – un modèle « générant des revenus plus stables et moins volatils et ne supposant pas de payer des sommes d’argent aussi énormes aux dirigeants des banques d’investissement » (4).

3.

L’activisme des investisseurs institutionnels, présent dans le cas Barclays, n’a rien de nouveau. Il s’est développé dans les années 1990, après la période intense de rachats d’entreprises qui caractérisa les années 1980. John Pound, par exemple, soulignait en 1992 que « l’émergence des investisseurs institutionnels [créait] pour les actionnaires actifs une opportunité unique d’influencer la politique de l’entreprise » (5). Quelques années plus tard, Diane Del Guercio et Jennifer Hawkins analysaient l’influence des fonds de pension sur les entreprises dont ils détenaient des actions (ou entreprises cibles) – une influence qui dépendait en particulier de leur stratégie d’investissement (6). Récemment, Lars Nordén etTherese Strand ont étudié le comportement d’actionnaires institutionnels suédois lors des assemblées générales d’entreprises cibles (7).

Ces derniers auteurs apportent des éléments intéressants pour l’appréciation des motivations des investisseurs institutionnels. Ils défendent l’hypothèse selon laquelle l’activisme des actionnaires institutionnels ne vise pas à apporter des changements au sein de l’entreprise cible en vue de maximiser la valeur actionnariale (8), mais qu’il s’inscrit dans le cadre d’une recherche de légitimité des investisseurs institutionnels eux-mêmes : « Les données empiriques étayent l’idée selon laquelle l’activisme actionnarial ne vise pas à contrôler le management de l’entreprise cible, mais à asseoir une légitimité sociale et à faire des fonds d’investissement des acteurs socialement responsables et pertinents ». Autrement dit, l’activisme actionnarial aurait pour objectif premier de promouvoir l’actionnaire lui-même en lui conférant, à travers sa participation active aux assemblées générales, une « visibilité publique ». Son activisme relèverait en somme du marketing. Une telle motivation n’est ni immorale, ni amorale, mais elle complique l’évaluation éthique de l’activisme actionnarial, y compris, bien sûr, dans le cas de la rémunération des dirigeants.

Alain Anquetil

(1) Cf. l’article de la BBC déjà cité.

(2) Voir l’article du Monde du 27 avril 2012. En Grande-Bretagne, selon The Guardian, « le gouvernement envisage d’obliger les entreprises dont le rapport sur les rémunérations présenté à l’assemblée générale est rejeté par plus de 25% des votants à exposer la manière dont elles prévoient de répondre aux préoccupations des actionnaires ». Dans le cas Barclays, les votes rejetant le rapport s’élevaient à 31,5%, la moyenne étant d’environ 6%.

(3) Ils relèvent aussi de ce que l’on appelle, dans le domaine économique, la théorie de l’agence, qui affirme que la rémunération des dirigeants d’entreprises doit être conçue de telle sorte à permettre un alignement entre leurs intérêts et les intérêts à long terme des actionnaires.

(4) Cf. l’article de la BBC déjà cité. Selon un courtier, « Barclays semble croire que ce n’est qu’un problème de communication, mais nous pensons que c’est un problème plus fondamental (…) avec des rémunérations disproportionnées pour les banquiers et des risques disproportionnés pour les actionnaires » ; et un gérant de fonds : « Pour ceux d’entre nous qui croient au capitalisme, il est devenu impossible de défendre de tels bonus » (citations issues de l’Evening Standard, reprises dans l’article du Monde du 27 avril)

(5) J. Pound, « Beyond takeovers : Politics comes to corporate control », Harvard Business Review, 93, 1992, p.83-92.

(6) D. Del Guercio et J. Hawkins, « The motivation and impact of pension fund activism », Journal of Financial Economics, 52, 1999, p. 293-340.

(7) L. Nordén et T.Strand, « Shareholder activism among portfolio managers: Rational decisions or 15 minutes of fame? », Journal of Management and Governance, 2011, 15,(3), p. 375-391. Ils définissent un actionnaire institutionnel comme un « gérant de portefeuille qui gère un capital pour le compte d’autrui – dont les fonds de pension publics et privés, les compagnies d’assurance et les fonds mutuels ».

(8) Selon cette conception, qui est celle de la théorie de l’agence, « les actionnaires deviennent activistes afin de limiter les risques que le management ne commette des actes anormaux, et afin de s’assurer que les décisions sont prises dans l’intérêt des actionnaires. D’après ce cadre théorique, les actionnaires devraient intervenir dès lors que les bénéfices attendus excèdent les coûts estimés ».

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