L’émission de France 2 Envoyé Spécial proposait le 5 décembre 2013 un reportage sur le devenir des friches industrielles. Parmi les exemples proposés, celui d’une ancienne usine à gaz retenait l’attention pour au moins deux raisons : l’ancien exploitant, Gaz de France, est encore en activité, ce qui n’était pas le cas pour les autres exemples ; et l’affaire, qui oppose l’actuel propriétaire du site à GDF, a été portée devant la justice. Il ne s’agit pas ici de traiter le cas d’un point de vue juridique, mais de considérer l’une des questions qu’il soulève quand on se place dans le champ de l’éthique des affaires : celui du rôle de l’imagination morale dans le processus de décision. Ce concept apparemment attractif, très populaire dans la business ethics, pourrait en effet s’appliquer à un cas de ce genre. Son usage suscite cependant une certaine méfiance, comme nous le suggère malgré lui un article de la revue Business Ethics Quarterly paru en 2009.

Tous les éléments factuels significatifs sur le cas de l’ancienne usine à gaz d’Anet-Ézy en Eure-et-Loire n’ont pu être exposés dans le cadre nécessairement restreint du reportage diffusé sur Envoyé Spécial. Et certains sont restés non analysés (1).

Le reportage soulevait deux catégories de questions. La première situait clairement l’analyse dans le domaine juridique, spécifiquement sur le terrain de la responsabilité. La journaliste d’Envoyé spécial chargée du reportage, Sarah Oultaf, posait en effet ces deux questions : « Pourquoi GDF n’a-t-elle pas signalé à la préfecture que son usine avait fermé ? » et « Pourquoi l’entreprise n’a-t-elle pas informé les acheteurs de la pollution des sols ? » (2)

Malheureusement, le reportage n’y apportait pas de réponse. Il basculait plutôt dans une autre catégorie de questionnement, plus formelle, relative au rapport entre une entreprise et la presse dans le cadre d’une affaire en cours d’instruction, avant de déboucher sur la position de GDF, exprimée par le truchement d’un message électronique. L’extrait suivant du message de GDF était lu à l’antenne : « La législation de cette époque ne faisait pas obligation d’établir des diagnostics ni d’apporter une information précise sur l’état du sol et du sous-sol dans le cadre des ventes (obligation légale créée en 1992) ». Le reste du message n’était pas communiqué.

Faute d’éléments supplémentaires, il n’est pas possible d’en dire plus sur ce cas, sauf sur un point important : l’argument du strict respect de la loi (ici défendu par GDF) est souvent le point de départ d’une réflexion éthique. Le thème est classique : la réflexion éthique commence souvent quand la loi n’a plus d’effets. Ou, dans un langage voisin : on attend d’une entreprise socialement responsable qu’elle accomplisse des actions moralement appropriées, même si la loi ne les prescrit pas.

Lorsqu’un problème ne peut être résolu en recourant à la loi, lorsqu’il est en outre difficile et inhabituel – par exemple parce qu’il implique de nombreuses parties prenantes ou qu’il se situe dans une culture différente de celle dans laquelle baigne l’entreprise –, la réflexion éthique peut bénéficier du soutien d’une faculté cognitive souvent présentée comme essentielle : l’imagination morale.

Selon Patricia Werhane, l’imagination morale désigne la « capacité à découvrir, à évaluer et à agir en fonction de possibilités qui ne sont pas uniquement déterminées par une circonstance particulière, ni limitées par un ensemble de modèles mentaux actifs, ni uniquement circonscrits par un ensemble de règles » (3). En bref, l’imagination morale permet de sortir des modèles mentaux traditionnels qui conditionnent les choix managériaux, de passer d’un point de vue étroit centré sur la maximation du profit à une conception ouverte où la firme considère que le problème auquel elle est confrontée n’est pas seulement son problème mais un problème collectif qu’il convient de résoudre collectivement. Le modèle mental adéquat, selon Werhane, est fondé sur l’idée que la firme fait partie d’un système et sur la conviction que le choix moralement approprié suppose un partenariat et même une alliance avec d’autres parties prenantes. La firme n’est pas la seule responsable de la réussite d’une telle alliance. Comme le dit Werhane à propos du projet de développement Tchad /Cameroun dirigé par ExxonMobil (4) : « L’approche [d’ExxonMobil] est une approche holiste. Elle conçoit l’entreprise comme un élément au sein d’une alliance. Celle-ci prend en compte de multiples parties prenantes et elle est responsable envers eux, pas seulement envers des actionnaires et les consommateurs de pétrole. »

Dans un article de la revue Business Ethics Quarterly paru en 2009, Timothy Hargrave reprend et décrit à nouveau le cas du projet de développement Tchad /Cameroun (5). Comme Werhane, il insiste sur la capacité à penser un choix, en l’occurrence un choix d’investissement, comme une alliance, et sur l’importance des interactions avec les parties prenantes.

Cette approche innovante témoignait selon Hargrave de l’exercice par ExxonMobil et la Banque Mondiale de leur faculté d’imagination morale. Ainsi, écrit-il, « ExxonMobil est parvenue à mener à bien le projet non seulement parce que ses managers ont été en mesure de concevoir de nouvelles relations morales avec les parties prenantes (…), mais aussi parce qu’ils ont compris l’environnement politique du projet et qu’ils ont été capable d’identifier un partenaire susceptible de traiter d’autres questions morales ». Quant à la Banque Mondiale, elle « a exercé son imagination morale en développant et en mettant en œuvre un processus de consultation étendue des parties prenantes, ainsi que le plan novateur de gestion des revenus » (4). Il convient de noter que, pour Hargrave, l’imagination morale est aussi un processus social qui émerge des conflits moraux où des intérêts ont l’occasion de se confronter. L’existence d’une « tension créative » entre des positions morales divergentes est une condition essentielle pour parvenir à des solutions imaginatives (imaginative arrangements).

L’argument est intéressant et apparemment transposable à n’importe quelle situation difficile, comme celle par laquelle nous commencions ce billet. Il souffre cependant d’au moins deux défauts. Le premier a trait au fait que, comme le reconnaît Hargrave, les solutions imaginatives identifiées dans le cadre du projet de développement Tchad /Cameroun étaient aussi favorisées par la pression de l’environnement, dont faisaient partie les critiques formulées à l’encontre des entreprises pétrolières (Hargrave cite par exemple la situation de Shell au Nigéria au début des années 90). Cela signifie que la nécessité d’innover, et peut-être aussi les « solutions imaginatives » elles-mêmes, étaient incluses dans le nouveau contexte créé par la pression externe. Or, ceci semble en contradiction avec le résultat de l’exercice de l’imagination morale, qui permet justement de sortir du contexte dans lequel on se trouve.

Le deuxième défaut concerne le sens du concept d’« imagination morale ». Dans l’article d’Hargrave, la faculté cognitive (qu’il considère également comme sociale) que représente l’imagination morale semblait confondue avec son résultat – les imaginative arrangements. Mais si toute solution innovante résulte d’une délibération particulière et éventuellement innovante, cela ne signifie pas qu’une faculté particulière lui soit associée. Mieux vaut éviter de confondre le moyen et la fin.

Alain Anquetil

(1) Par exemple les raisons et les effets de l’absence de déclaration de cessation d’activité auprès de la préfecture, les termes et les conséquences pratiques de la décision du Conseil d’État du 12 avril 2013 relative à cette affaire, citée à la toute fin de l’émission, ou la politique générale de GDF quant au traitement des terrains de ses anciennes usines à gaz. On notera à cet égard qu’un protocole d’accord relatif à la maîtrise et au suivi de la réhabilitation des anciens terrains d’usines à gaz avait été signé en 1996 entre Gaz de France et le ministre en charge de l’environnement. Il a été en vigueur jusqu’en 2007.

(2) Il s’agit du propriétaire principal, qui avait acheté en 1989 l’essentiel des bâtiments et des terrains à GDF, ainsi que, semble-t-il, des résidents d’un lotissement situé en partie sur les anciens terrains de l’usine à gaz.

(3) P. H. Werhane, « Mental models, moral imagination and system thinking in the age of globalization », Journal of Business Ethics, 78, 2008, p. 463-474. Traduction d’A. Anquetil dans Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Vrin, 2008.

(4) Il s’agit d’un projet d’exploitation de réserves pétrolières au sud du Tchad avec transport par pipeline jusqu’au port de Kribi au Cameroun. La production de pétrole a commencé en 2003. La Banque Mondiale a joué un rôle important dans la conduite du projet depuis 1994, notamment pour la consultation des parties prenantes et la mise sur pied d’un Plan de gestion des revenus pour le Tchad (revenue management plan) sur la distribution des revenus pétroliers. Le consortium chargé de l’exploitation est dirigé par ExxonMobil.

(5) T.J. Hargrave, « Moral imagination, collective action, and the achievement of moral outcomes », Business Ethics Quarterly, 19(1), 2009, p. 87-104.

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