Que se passe-t-il lorsqu’un décideur se trouve dans une « zone grise », c’est-à-dire dans une situation où certaines normes morales, d’ordinaire impératives, manquent d’autorité ? Cette vieille question a été posée une fois encore dans un article récent du New York Times. La zone grise y désigne l’espace moral flou dans lequel se sont trouvés des fonctionnaires de l’éducation américains. Soucieux d’équiper leurs établissements scolaires de matériels informatiques, ils jouaient de fait un rôle essentiel dans la décision d’achat. L’article du New York Times est centré sur leur capacité à conserver leur impartialité face aux pratiques commerciales des constructeurs – des pratiques qui font partie de la « zone grise ». L’exemple d’Apple, largement commenté dans l’article, laisse planer un doute sur la question. Ce doute est justifié, mais on peut aussi défendre l’idée contre-intuitive que la zone grise joue un rôle moral positif en favorisant la construction de normes morales.

1.

Le titre de l’article du New York Times du 4 novembre 2011 est plutôt affirmatif : « Silicon Valley wows educators, and woos them » − « La Silicon Valley enchante (et courtise) les éducateurs ». Le problème éthique saute aux yeux. Les fonctionnaires de l’éducation américains – qui jouent de fait le rôle d’acheteurs publics – sont susceptibles de perdre leur impartialité quand ils sont confrontés aux pratiques commerciales des constructeurs. Par exemple, l’article du New York Times souligne l’impression positive, voire émerveillée, qu’a produite Apple sur certains de ces fonctionnaires. Ceux-ci se sont rendus sur le campus d’Apple, ont eu le privilège de visiter les « coulisses » du constructeur, ont assisté à des démonstrations de matériels (en particulier de l’iPad et de ses usages possibles dans le domaine de l’éducation), ont participé à des réunions et se sont assis à la même table que des vice-présidents. L’un de ces fonctionnaires affirme ainsi qu’il a « vraiment été très étonné de [se] trouver dans une salle de réunion avec des vice-présidents d’Apple, des gens qui furent les seconds de Steve Jobs ».

Le problème éthique soulevé par ces « opérations commerciales très sophistiquées », comme les qualifie l’article, est résumé par ce propos : « Certains critiques affirment que les voyages [des fonctionnaires de l’éducation américains sur le campus d’Apple] pourraient jeter un doute sur l’impartialité de leurs décisions d’achats, alors que ces décisions détermineront l’éducation de millions d’étudiants ». L’un des critiques n’hésite pas à parler de « trafic d’influence ». Un autre affirme, de façon plus pertinente, que, « pour les fonctionnaires, le problème éthique posé semble relever de la zone grise. Du point de vue de l’entreprise, [les opérations commerciales] sont moralement acceptables. Elles ne le sont pas du point de vue de l’éthique publique ».

Ce genre d’affirmation a pour effet typique de clore le débat. À ceux qui souhaitent traiter définitivement ce problème moral, il ne reste qu’un choix de solutions aussi impératives les unes que les autres. Ces solutions pourraient même aller au-delà de l’interdiction pure et simple des cadeaux ou de toute forme de dépendance financière d’un acheteur public à l’égard d’une firme privée.

2.

Une telle fermeté morale a sans doute des avantages, mais elle constitue une conclusion imparfaite de l’analyse morale qu’il convient de mener dans des cas de ce genre. Naturellement, il est important que des normes éthiques et légales strictes, accompagnées de sanctions, gouvernent les relations entre le public et le privé. Mais il manque plusieurs éléments à l’analyse morale des relations entre Apple et les fonctionnaires de l’éducation américains décrits par le New York Times. Ces éléments sont pourtant présents dans l’article (du moins en partie), mais ils ne sont soumis à aucune analyse. La meilleure façon d’en rendre compte est de reconstituer de façon schématique l’état d’esprit supposé d’un agent public de l’éducation visitant le campus d’Apple ou de tout autre constructeur. Cet état d’esprit peut être résumé par les quatre propositions suivantes, supposées présentes à l’esprit de l’agent public :

  (1) Le système éducatif classique est inadapté au monde moderne. Il doit être fondé sur des principes nouveaux intégrant les technologies avancées de l’information et de la communication dans les processus éducatifs.

  (2) Il convient d’investir dans des matériels informatiques fiables et performants, adaptés à l’éducation et susceptibles de plaire   aux enseignants et aux élèves.

  (3) En tant que décideur public, il est important de conserver son impartialité.

  (4) La décision finale d’achat sera prise collégialement par le conseil d’administration.

La proposition (1) est une prémisse normative de niveau supérieur. Elle joue un rôle fondamental qui n’a pas été mis en exergue par le New York Times. Pourtant, elle est essentielle du point de vue des fonctionnaires cités en exemple. Ainsi le district de Crosby-Ironton, dans le Minnesota, qui est largement cité par le New York Times, a développé un projet éducatif baptisé « REAL » (Resources to Engage All Learners) (a). Ce projet est fondé sur l’idée que l’éducation doit développer les compétences qui importent réellement dans le monde globalisé contemporain. Le site du district affirme que le projet REAL vise à abandonner le modèle éducatif, fondé sur les cours magistraux, la présence en classe et les examens, qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui. Le modèle traditionnel de l’enseignant doit être remplacé par un autre modèle où il sera appelé à jouer un rôle de guide et de conseiller. Selon la formule employée, il s’agit de passer du « sage on the stage » au « guide on the side ». Cette nouvelle vision est défendue par les partisans du Challenge-Based Learning. Selon eux, les élèves doivent « apprendre à partir de questions issues du monde réel », ils doivent « avoir la possibilité de travailler sur des problèmes importants, pouvoir être entendus et être dotés de la capacité d’influencer positivement leur communauté ». À cette fin, il est nécessaire qu’ils s’approprient les outils relevant des technologies de l’information et de la communication (b).

Lors de leur visite du campus d’Apple, les fonctionnaires de l’éducation américains avaient à l’esprit la prémisse (1). Elle explique partiellement leur émerveillement face aux outils qui leur ont été proposés. L’article du New York Times la mentionne à peine, mais il remarque en revanche que « des questions demeurent sur l’efficacité des produits de haute technologie pour le développement des étudiants ». Il ne mentionne pas non plus le fait important qu’Apple soutient le Challenge-Based Learning et les processus éducatifs fondés sur l’emploi d’outils relevant des technologies de l’information et de la communication.

La proposition (2) est une prémisse factuelle. Elle correspond au souci d’acheter de bons équipements. Pour le vérifier, les fonctionnaires de l’éducation américains n’ont pas seulement visité le campus d’Apple. Ils ont aussi visité l’université de Stanford pour examiner l’usage effectif d’outils informatiques performants par les étudiants.

La proposition (3) est défendue par les deux fonctionnaires de l’éducation interviewés dans l’article du New York Times. L’un d’eux affirme clairement ne pas avoir été influencé par les avantages en nature offerts par Apple. Il affirme aussi qu’« en tant que district d’éducation, nous sommes conscients de ce genre de choses ». L’autre dit de son côté qu’Apple ne l’a pas mis en situation de violer les lois fédérales s’appliquant aux fonctionnaires publics dans le domaine concerné. Une porte-parole d’Apple avait d’ailleurs souligné que l’entreprise avait conseillé à ses visiteurs de respecter la loi.

Enfin, la proposition (4) rappelle que la décision finale d’achat est collégiale. Elle ne dépend pas seulement des fonctionnaires qui se rendent dans les locaux d’Apple.

3.

L’article du New York Times affirme que les fonctionnaires américains se sont trouvés dans une zone grise. Mais pourquoi, comme il le suppose explicitement, ce fait les aurait-il rendus moins vigilants sur les atteintes possibles à leur impartialité ? Pourquoi, au contraire, la zone grise ne les aurait-elle pas rendus plus vigilants ?

La notion de « zone grise » a sans doute tendance à évoquer spontanément une situation dans laquelle des formes de relâchement ou de laxisme moral sont tolérées par ceux qui s’y trouvent. On pense volontiers que la zone grise leur donne l’occasion de succomber à la tentation – du moins dans une certaine mesure – en toute impunité morale. Mais on peut aussi la concevoir de façon plus constructive, au sens positif et technique du terme. Comme l’indique Charlotte Epstein, spécialiste des relations internationales, à propos de la formation des normes environnementales dans un monde globalisé, la zone grise est un lieu où « la théorie rencontre la pratique » (c). On pourrait ajouter qu’un partisan de l’éthique de la vertu – une théorie morale normative très influente – la considèrerait comme une occasion donnée à celui qui s’y trouve d’éprouver ses vertus morales. Ainsi, la zone grise ne se contenterait pas d’activer à l’esprit des personnes concernées les normes morales qu’elles doivent respecter, elle pourrait aussi les conduire à faire preuve d’une vigilance renforcée (qui pourrait même, dans certains cas, être exagérée et conduire à un zèle moral). Selon ce point de vue positif, la zone grise favoriserait la recherche de la norme morale appropriée (résultat de la rencontre entre la théorie et la pratique) et elle renforcerait la motivation intrinsèque à agir moralement. Un point de vue contre-intuitif, mais psychologiquement pertinent.

Alain Anquetil

(a) Ce district a acheté 1.450 iPads pour les élèves de ses établissements scolaires.

(b) Voir également l’article de Michel Serres, « Éduquer au XXIe siècle », paru dans Le Monde du 5 mai 2011.

(c) « The making of global environmental norms: Endangered species protection », Global Environmental Politics, 6(2), 2006, p. 32-54.

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