L’article précédent traitait de la difficulté à classer des objets, des personnes ou des institutions. Il soulignait également le fait très ordinaire que nous parvenons à faire des choix même si le classement des éléments en présence est, selon nous, impossible. Pourtant, dans ce genre de situation, il est peu vraisemblable qu’un choix ne reposant pas sur un classement ait été fait sans raison. Ce qui signifie qu’il est possible de faire un choix pour une raison, sans que ce choix repose sur un classement des différentes alternatives. Pour essayer de comprendre comment ce genre de cas est possible, il est utile de se référer de nouveau à l’article de T.K. Seung et Daniel Bonevac, qui avait été cité à la fin de l’article du 30 juin dernier.

On pense volontiers qu’un grand nombre de choix sont dépendants de classements entre différentes alternatives. Les classements en question, que Seung et Bonevac qualifient de « déterminés » (1), reposent en général sur une valeur mesurable qui est possédée par chacun des éléments à classer, à l’image des temps de parcours des coureurs du Tour de France (cf. le précédent article).

Dans la vie ordinaire, la difficulté à classer des objets est fréquemment attribuée à un problème de disponibilité de l’information : si nous ne pouvons pas dire si A est meilleur que B, si B est meilleur que A, ou encore si A est équivalent à B, c’est parce que nous ne disposons pas de l’information nécessaire pour comparer A et B, même si nous savons selon quelle valeur les comparer. Ce pourrait être le cas dans une compétition sportive fondée sur le temps réalisé par chacun des compétiteurs, du moins s’il existait une incertitude sur la mesure de leur performance, par exemple dans le cas d’un « contre-la-montre » en cyclisme (2). Ou si, en vue de décider du mode de chauffage d’une maison d’habitation, le manque d’information sur le bilan énergétique de sources disponibles empêchait le futur résident de classer les différentes alternatives. Mais que ce soit pour la course contre-la-montre ou pour le mode de chauffage de la maison, nous ne considérons pas volontiers que le problème est intrinsèque aux objets à classer. Nous tendons plutôt à croire qu’il provient d’un manque d’information (3). Cependant, beaucoup de problèmes de choix sont liés non pas à la capacité du décideur à collecter l’information nécessaire pour classer les différentes options en présence, mais aux caractéristiques des éléments à classer. C’est dans cet esprit que Seung et Bonevac distinguent trois types de classification : déterminé, incommensurable et indéterminé.

Dans le premier cas, qui vient d’être présenté, il est possible (sous réserve de disposer de l’information) de dire si A est meilleur que B, B est meilleur que A, ou A est équivalent à B. L’une de ces trois solutions est la bonne.

Dans le cas d’un classement incommensurable, il est faux de dire que A est meilleur que B, que B est meilleur que A, ou que A est équivalent à B. On peut aisément concevoir qu’un décideur soit confronté à une situation d’incommensurabilité, c’est-à-dire qu’il soit dans l’impossibilité de trouver une valeur permettant de comparer A et B – comme l’indique le sens littéral de « commensurable » : « Qui a, avec une autre grandeur, une commune mesure ». Compte tenu de cette situation et s’il doit choisir entre A et B, le décideur fera, semble-t-il, un choix sans raison. Or, si beaucoup de choix reposent sur des problèmes de classement qui semblent, du moins en apparence, avoir la propriété d’incommensurabilité, en pratique les décideurs font leur choix pour une raison et non sans raison (4). C’est ce dont rend compte le mode de classement indéterminé (l’un des arguments principaux de Seung et Bonevac est de distinguer ces deux types de classement).

Dans le cas d’un classement indéterminé, il n’existe pas une solution unique au problème de la classification des objets en présence, mais plusieurs solutions également justes. Face à des objets (ici A et B) qui ne peuvent être classés que sous une forme indéterminée, le décideur est confronté à la situation suivante : A est meilleur que B et B est meilleur que A et A est équivalent à B.

Bien sûr, une telle configuration suppose qu’il existe plusieurs manières de classer les objets A et B. Pour le voir clairement, l’un des exemples de Seung et Bonevac mérite d’être repris. Ils proposent l’exemple du classement de candidats à l’université. Pour décider quels étudiants doivent être admis, ils envisagent trois critères : la « maturité émotionnelle », l’« imagination créative » et « la capacité de leadership ». S’il s’agit de départager deux candidats, A et B, il est tout à fait possible que A soit meilleur que B d’après le premier critère, B meilleur que A d’après le second, et A équivalent à B d’après le troisième (5). Le modèle de classement indéterminé produit une série de résultats acceptables, non un seul résultat acceptable. Pour sortir de la difficulté, une solution est d’attribuer des valeurs numériques (des « points ») à ces trois critères, de façon à disposer d’une unité de mesure unique permettant de classer A et B. Cela revient à transformer l’indétermination initiale en une détermination approximative. Mais supposons, comme le suggèrent Seung et Bonevac, que l’université en question refuse d’utiliser cette procédure algorithmique au motif que classer par avance, c’est-à-dire sur la base d’un barème prédéfini, des candidats selon ces trois critères n’a pas de sens. Supposons qu’elle propose à la place de classer les candidats de façon indépendante selon chacun des trois critères. Le classement serait alors indéterminé, c’est-à-dire que les responsables des admissions de l’université ne disposeraient d’aucun moyen algorithmique permettant de faire un choix simple, fondé sur l’attribution d’une valeur numérique agrégée aux performances relatives aux trois critères. Cela ne signifie pas qu’un classement simplifié (par exemple fondé sur des tests générant une note et permettant de sélectionner les candidats) soit uniquement motivé par la commodité ou par la réduction de l’angoisse des décideurs. Car, comme le rappellent Seung et Bonevac, le choix d’un tel mode de sélection est le produit d’une délibération réfléchie sur les valeurs en cause (6). En outre, si le modèle de sélection indéterminé a le mérite de « mieux refléter la complexité des valeurs que le modèle déterminé », ce dernier produit des résultats « souvent vagues, incertains et peu fiables ».

La conclusion des auteurs renvoie à des questions philosophiques et pratiques bien connues. Elles concernent le poids relatif de la conformité à une règle (ici, une règle de classement, mais les auteurs généralisent leur argument initial) et de l’exercice du jugement. À chaque type de classement correspond un type de compétence. Dans certaines situations, mieux vaut simplifier le paysage des options qui s’offrent à nous en les rendant commensurables, au risque d’oublier certaines des valeurs portées par ces options. Mais dans d’autres cas, il est préférable de conserver le modèle du classement indéterminé, donc d’avoir à choisir entre diverses solutions également acceptables, même si elles le sont selon des valeurs différentes. Ce qui suppose que le décideur dispose d’une compétence particulière en matière de jugement. Un décideur idéal disposerait en outre de la métacompétence (proche de la « sagesse pratique » d’Aristote) consistant à décider si tel problème de classement doit être abordé selon un mode déterminé ou indéterminé.

Adoptant une perspective sociologique, Seung et Bonevac estiment qu’il est préférable que le modèle de classement indéterminé soit conservé le plus souvent possible, parce que cela « conduit naturellement à une plus grande diversité des pratiques sociales [et] permet de miner la très grande uniformité des pratiques et des conventions sociales que soutenaient les sociétés traditionnelles ». Ils ajoutent que « la transformation des sociétés traditionnelles en sociétés modernes et libérales peut être comprise comme le fait que le modèle indéterminé a pris l’ascendant sur le modèle déterminé ». Une conclusion ambitieuse, mais qui a le mérite de souligner l’importance des compétences dont les individus peuvent se doter pour aborder les choix « indéterminés »,  très répandus dans les sociétés humaines contemporaines.

Alain Anquetil

(1) T.K. Seung et D. Bonevac, « Plural values and indeterminate rankings », Ethics, 102(4), 1992, p. 799-813. Ils prennent en exemple l’utilitarisme, qu’ils jugent caractéristique du modèle « déterminé » de classement.

(2) Dans les épreuves d’athlétisme, le chronométrage électronique n’a remplacé le chronométrage manuel qu’en 1977 (cf. l’article de Wikipédia « 100 mètres – athlétisme »).

(3) Il s’agit d’un problème de type « épistémique », que les auteurs cités, Seung et Bonevac, abordent brièvement dans leur article.

(4) Le point est discutable, surtout exprimé d’une façon aussi abrupte.

(5) Ce n’est pas exactement l’exemple de Seung et Bonevac. Ils envisagent trois candidats, A, B et C, chacun étant meilleur que les deux autres à chacun des trois critères.

(6) Leur exemple, qui date de 1992, compare la sélection à l’entrée de l’université en Corée du Sud, fondée sur le résultat à des tests, aux modes de sélection pluralistes des universités américaines.

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