L’article posté le 1er octobre, consacré au devoir de loyauté du lanceur d’alerte, s’achevait sur le concept de « convention sociale ». Celui-ci était invoqué dans l’argument de Ronald Duska, dont la forme générale peut être résumée ainsi : un employé n’a pas de devoir de loyauté envers son entreprise, considérée en tant qu’entité sui generis ; un lanceur d’alerte étant (en général) un employé, il n’a pas non plus de devoir de loyauté envers son entreprise ; par conséquent, on ne peut dire de lui qu’il fait preuve de déloyauté lorsqu’il lance l’alerte, encore moins qu’il a accompli un acte de trahison, comme on le soutient parfois. L’appel au concept de « convention » se situe dans la première partie de l’argument, au sein d’une courte section que Duska consacre au rejet de l’analogie entre une « entreprise » et une « équipe ». L’existence de conventions sociales dans le domaine des sports collectifs, où la compétition oppose des équipes, y est utilisée comme une explication. Elle mérite d’être précisée en soulignant les liens que Duska établit entre convention, contexte et loyauté. Dans une équipe sportive, il existe des relations de loyauté. Duska l’affirme en associant le concept de loyauté à deux autres concepts : celui de « convention », plus spécifiquement de « convention sociale », et celui de « contexte » (1). Afin de discuter de ces liens conceptuels, il est utile d’examiner soigneusement le passage dans lequel Ronald Duska recourt aux concepts de convention et de contexte : « Mais une entreprise n’est pas une équipe. La différence est significative. Aussi est-il dangereux de faire une analogie entre une entreprise et une équipe. La loyauté envers une équipe s’entend au sein du contexte d’un sport ou d’une compétition. Le travail en équipe et la loyauté envers une équipe exigent de moi que, dans le contexte bien délimité de l’activité propre au jeu, je coopère avec mes partenaires, de telle sorte que, en joignant nos efforts, nous puissions gagner. Le but de la plupart des sports est la victoire. Mais gagner, dans un sport, est une convention sociale qui est radicalement séparée du cours ordinaire des choses dans la société. Être victorieux est une distraction inoffensive et moralement neutre. Mais le fait qu’en sport la victoire, qui est acquise dans le cadre des règles mises en œuvre par un arbitre – qui « souffle dans le sifflet », à l’instar du lanceur d’alerte (2) –, soit une convention développée dans un cadre social trouvant sa place au sein d’un contexte social plus large, la rend tout à fait différente de la compétition dans les affaires. En effet, celle-ci n’est pas définie par un contexte, mais par le fait qu’elle influence et imprègne l’ensemble de la société. » (Je mets en italiques.) On notera que Duska omet de définir le concept de « convention » – de même que celui de « contexte ». D’après le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1872-77), le mot « convention » est un terme de droit qui désigne un « accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes ». Il désigne aussi, « dans le langage général, ce qui est convenu entre les hommes ». Cet accord peut avoir une dimension tacite, par exemple en matière d’art, où « l’artiste est contraint ou juge bon de recourir à certaines conventions ; le spectateur s’y soumet, remplissant ainsi une condition sans laquelle il ne pourrait éprouver les sensations que l’art est destiné à produire » – ou, d’après le Dictionnaire de l’Académie française (1932-5), « en termes de Beaux-arts et de Littérature, il se dit d’une sorte d’accord tacite par lequel on admet certaines fictions, certains procédés qui s’éloignent de la réalité, mais qui paraissent indispensables pour produire l’effet voulu ». Plusieurs définitions d’une convention ont été proposées en philosophie. Margaret Gilbert, par exemple, définit une convention comme une « norme reflétant un quasi accord ». De façon intéressante pour notre propos, elle relie le concept de convention à celui de contexte dans cette définition : « Il existe une convention sociale au sein d’un groupe si et seulement s’il est de connaissance commune dans ce groupe que la plupart des gens pensent que l’on devrait faire telle chose dans un contexte donné (in a certain context), et qu’on devrait agir ainsi parce qu’il est de connaissance commune que la plupart des gens croient que l’on devrait agir ainsi » (3). On notera que, selon Gilbert, une convention opère dans un certain contexte. Chaque convention a en quelque sorte un domaine d’application qui lui est propre. Revenons à l’argument de Duska. On notera à nouveau qu’il ne s’engage pas sur le type de convention à laquelle il fait référence, ce qui enlève du crédit à son argument. Ensuite il associe les concepts de contexte et de convention. Le point important de son propos est que, dans le domaine sportif, la compétition est « définie par le contexte », selon ses propres termes. En revanche, s’agissant du domaine économique, le contexte n’intervient pas dans la définition de la compétition. Puis Duska passe de la compétition à la victoire (qui en est l’un de ses deux résultats possibles) pour affirmer que, dans le cas du sport, la victoire est une convention sociale. Le concept de loyauté peut alors entrer en scène. Puisqu’un moyen essentiel de parvenir à la victoire dans le sport est, pour chaque équipe, de coopérer, et que le fruit de cette coopération (la victoire) est une convention sociale, alors il existe des relations de loyauté au sein des équipes. Ce n’est pas le cas s’agissant du monde des affaires puisque la victoire n’est pas une convention sociale. En effet, le fruit de la coopération (pour les gagnants, il s’agit par exemple de gains de parts de marché, du profit, de la réputation ou du pouvoir) n’est pas défini par le contexte de la vie des affaires puisque ce contexte n’est pas « délimité » comme l’est le contexte sportif (Duska parle à son propos de circumscribed activity). C’est un contexte ouvert ou perméable, contrairement au contexte sportif qui demeure clos et indépendant au sein de la sphère sociale. « Contexte ouvert » signifie que le soi-disant jeu des affaires a des effets sur la société, c’est-à-dire en-dehors du cadre étroit dans lequel opèrent les agents économiques. C’est ce que l’expression « bien plus importantes » (much larger) exprime dans ce passage qui fait suite à celui cité précédemment : « La compétition ne conduit pas seulement à la victoire. Elle produit également des perdants. On peut perdre au sport, certes, mais les conséquences sont minimes. Perdre dans les affaires a des conséquences bien plus importantes. En outre, les perdants ne sont pas ceux qui participent volontairement au jeu (nous sommes tous obligés d’y participer). Bien que n’y participant pas volontairement, ils sont affectés par les décisions que prennent les entreprises. Les gens ne peuvent pas choisir de participer à la vie des affaires. Elle influence la vie de tous. » Le lien conceptuel que Duska établit entre convention, contexte et loyauté mériterait une défense plus solide, mais elle a le mérite de sortir des définitions ordinaires de la loyauté. Alain Anquetil (1) R. Duska, « Whistleblowing and employee loyalty », in T. L. Beauchamp et N. E. Bowie (éd.), Ethical Theory and Business, 3ème éd., Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1988, p. 335-339. L’article précédent annonçait que la perspective de John Corvino sur la loyauté serait présentée dans cet article. Mais la question du lien entre convention, contexte et loyauté a été préférée. Corvino n’évoque pas ce lien. (2) Duska utilise ici le double sens de « whistle-blower », littéralement « celui qui souffle dans le sifflet », ce que fait en général un arbitre de compétition sportive. (3) M. Gilbert, « Notes on the Concept of a Social Convention », New Literary History, 14(2), On Convention, II, 1983, p. 225-251. Pour une définition de la connaissance commune au sein d’un groupe social, voir par exemple Jean-Pierre Dupuy, « Convention et Common knowledge », Revue économique, 40(2), 1989, p. 361-400. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1989_num_40_2_409143

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