Depuis le début de la guerre en Ukraine, fin février 2022, on a parlé du bluff des dirigeants russes (1). Il s’agit d’une pratique que l’on associe volontiers au poker. Dans ce jeu, le bluff est une manœuvre trompeuse « visant à faire croire à l’adversaire que l’on a meilleur jeu que lui, ou des annonces supérieures » (2). Si un joueur peut savoir que l’autre bluffe sans s’en offusquer, c’est parce que cette tactique fait partie des règles du jeu. Ce constat a inspiré l’économiste Albert Carr qui, dans un fameux article paru en 1968, recourut au concept de « règle du jeu » pour défendre une analogie entre le poker et la vie des affaires (3). Il en dérivait la conclusion que le bluff y est moralement permis. D’autres arguments reconnaissant la légitimité morale du bluff se réfèrent plutôt au concept de rôle. Après quelques considérations sur le bluff dans le contexte de la guerre en Ukraine, nous en discutons en situant le débat au sein de l’éthique des affaires.

 

1.

Le bluff dans le contexte de la guerre en Ukraine

L’une des caractéristiques du bluff – qui est partagée par beaucoup d’autres attitudes – est qu’il peut être attribué quasi spontanément à l’action d’autrui, tout en faisant l’objet de justifications rationnelles. S’agissant du supposé bluff des dirigeants russes relatif à l’utilisation d’armes nucléaires ou du risque de troisième guerre mondiale, ces justifications incluent :

– un pari sur la « faiblesse de l’Occident » ;

– la volonté de « créer un climat de peur, pour impressionner » ;

– une contradiction (« Comment [le président russe] voudrait-il faire usage d’une arme nucléaire tactique en Ukraine sans complètement se discréditer lui-même dans son affirmation qu’il est en train de réunir Russes et Ukrainiens, des peuples qui seraient historiquement liés? ») ;

– et une disproportion (« Même les Russes qui souhaitent une domination russe sur l’Ukraine ne sont pas prêts à risquer un conflit nucléaire pour cela ») (4).

Mais on trouve aussi des objections rationnelles reposant sur l’hypothèse qu’« aucun de nous ne peut prendre à la légère la menace que représente le recours potentiel à des armes nucléaires tactiques ou des armes nucléaires de faible puissance » (5).

Il est possible de distinguer ces deux types d’attitudes en recourant au concept de jeu. Pour les tenants du bluff, les déclarations russes feraient partie d’un jeu dont, certes, les règles ne seraient pas connues avec certitude, mais que l’on pourrait concevoir en invoquant les expériences issues de la dissuasion nucléaire au temps de la guerre froide. Pour ceux qui doutent que les déclarations russes relèvent du bluff, l’analogie avec le jeu n’est pas pertinente, non parce qu’on ne peut en fait un usage métaphorique (car, après tout, toute activité humaine peut être qualifiée de « jeu », de « comédie » ou de « théâtre ») avant tout parce que l’affaire est sérieuse, mais aussi parce que les règles du soi-disant jeu ne sont pas connues.

Ce dernier point – l’ignorance des règles du jeu, qui, soit dit en passant, suggère que l’on n’est pas en train de jouer – appelle un commentaire. Comme les autres jeux compétitifs, le poker est rassurant car les joueurs connaissent les règles du jeu, qu’ils consentent à les respecter et que ce jeu a le caractère d’un divertissement. Dans le cas que nous considérons, ces conditions pourraient ne pas être respectées. Jésus de Nazareth dit de Satan : : « Quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur, et le père du mensonge » (6). Si, dans une interaction humaine, un participant est un menteur de cette espèce, les autres ne devraient pas chercher à jouer avec lui car ils seraient inévitablement prisonniers de son jeu.

Il convient toutefois de considérer un aspect du bluff qui semble caractériser les déclarations russes : les émotions qu’elles ont suscitées. Comme nous l’avons vu, ces déclarations ont « impressionné » les Occidentaux. Une « impression » est ici « l’effet qu’une cause extérieure produit dans l’esprit de quelqu’un », et cet effet inclut des émotions – « impressionner » signifie « émouvoir, affecter l’esprit d’une vive impression » (7). La peur serait l’une des émotions produites par les déclarations des dirigeants russes, à côté de la stupéfaction et de l’indignation. On peut supposer qu’elles sont d’autant plus intenses, durables et dérangeantes que la situation qui les produit ne semble pas gouvernée par des « règles du jeu ».

2.

L’argument de l’analogie entre le poker et la vie des affaires (8)

Sans règles du jeu, le bluff paraît dépourvu de sens. C’est ce que souligne Albert Carr dès le début de son article en citant les propos d’un chef d’Etat britannique :

« Un mensonge cesse d’être un mensonge lorsque personne ne s’attend pas à ce que l’on dise la vérité » (9).

Il affirme ainsi à propos du poker que « personne ne s’attend à ce qu’on y joue en respectant les principes éthiques enseignés à l’Eglise ». Quant à la vie des affaires, on y trouve des pratiques, par exemple la négociation, dans lesquelles le bluff est devenu un rite, une pratique presque codifiée. Les praticiens concernés font du bluff un « usage profitable » afin de saisir des opportunités qui, sinon, seraient perdues.

Carr approfondit l’analogie entre le poker et la vie des affaires. Il observe que le poker est gouverné par des règles éthiques qui diffèrent en partie (notamment à cause du bluff) de celles de la morale ordinaire :

« Le jeu exige d’être méfiant à l’égard d’autrui. Il ignore les revendications de l’amitié. User d’artifice et dissimuler sa force et ses intentions – plutôt que d’être gentil et sincère – sont des attitudes essentielles au poker. »

Il en est de même dans le monde des affaires. La règle d’or, par exemple – « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’autrui vous fasse », dans sa version positive –, n’y est pas pertinente. Elle cède sa place à une version froide et intéressée : « Faites aux autres ce que vous espérez que les autres ne vous feront pas ».

Si les participants à la vie des affaires doivent avoir une « attitude de joueur » qui, comme au poker, est une condition du succès, ils doivent, selon Carr, « avoir le sentiment que leur bluff est justifié sur le plan éthique ». Cette justification vient du fait que leurs pratiques – dont le bluff –, ont « le caractère impersonnel d’un jeu ». De même que le poker est défini par ses règles, de même les pratiques d’affaires sont gouvernées par des règles. Ce sont elles qui fournissent la justification éthique des deux pratiques.

Carr conclut en affirmant que « si une personne envisage de participer au jeu des affaires, elle se doit de maîtriser les principes qui régissent ce jeu, y compris ses aspects éthiques particuliers. Elle peut alors difficilement ne pas reconnaître qu’un bluff occasionnel peut être justifié par l’éthique du jeu et dicté par la nécessité économique. »

 

3.

Une critique fondée sur les règles « constitutives »

Si l’on a pu dire de l’article de Carr qu’il manquait de rigueur (10), les intuitions qui étayent son argument méritent examen, en particulier celles-ci :

– les participants à la vie des affaires se représentent certaines de leurs pratiques, par exemple la vente et la négociation, comme ils se représentent un jeu ;

– le bluff est justifié par l’éthique du jeu – une intuition significative car il est communément admis que les idéaux et les principes moraux justifient les actions ;

– le « jeu » des affaires a un caractère impersonnel qui évite de placer ses actions sous le régime de la morale ordinaire et suggère un sophisme du genre : parce que les relations d’affaires ne sont pas des relations personnelles, elles sont régies par des règles comme le sont les jeux compétitifs ;

– les participants consentent tacitement, et parfois explicitement, à jouer ce jeu.

On comprend qu’une objection immédiate à l’argument de Carr devrait porter sur l’analogie entre les affaires et le jeu. Daryl Koehn a justement proposé neuf distinctions entre ces deux activités qui rendent cette analogie illégitime (11). Il vaut la peine de considérer l’une d’entre elles.

Koehn affirme que les règles d’un jeu compétitif ne sont pas régulatives, mais constitutives. La différence entre règles régulatives et règles constitutives s’établit ainsi : « Les premières gouvernent une activité humaine qui existe antérieurement et indépendamment d’elles, alors que les secondes fondent et régulent l’activité humaine en question » (12).

Si les règles du poker sont constitutives, c’est parce qu’elles définissent ce jeu. La règle du hors-jeu au football et l’obligation de passer la balle en arrière au rugby sont aussi des règles constitutives au sens où, si elles n’existaient pas, ces jeux n’auraient pas la même nature, ou n’existeraient pas (13).

Or, pour Koehn, les règles de la vie des affaires ne sont pas constitutives. Son argument repose sur la différence entre une règle et une convention, la règle étant ici conçue une prescription ayant un caractère général et impératif, tandis que la convention émerge d’un accord entre des personnes :

« Bien que la pratique des affaires reconnaisse certaines conventions, elle est loin d’être constituée par un ensemble de règles. » (14)

Pour illustrer son propos, elle prend l’exemple des signes qui, sur le parquet de la Bourse, permettent aux traders de communiquer. Ces signes n’ont pas été imposés par une autorité, mais ont émergé des interactions entre les traders. Cela implique que, même si les traders doivent les respecter, ils n’ont pas la force contraignante d’une règle (15). Koehn en conclut que « la pratique des affaires n’est […] pas constituée d’un ensemble de règles », et ajoute qu’« il n’est guère utile de suggérer, comme le fait Carr, que les praticiens des affaires, comme les joueurs de poker, peuvent faire tout ce qu’il faut pour gagner tant qu’ils respectent les règles, étant donné que la vie des affaires n’est pas régie par les règles qui régissent le poker ».

L’argument de Koehn soulève toutefois une objection pratique. Si l’on demande à un joueur de rugby pourquoi il passe le ballon à un partenaire se trouvant en arrière, il répondra (d’un air surpris) : « Parce que c’est le jeu ». Et si l’on demande à un vendeur pourquoi il ne donne pas à son client toutes les informations qui lui permettraient de faire un choix éclairé, il répondra (sans doute): « parce que c’est le jeu des affaires ». Pour Koehn, une telle réponse n’est pas légitime, car ne pas communiquer toutes les informations à un client n’est pas une règle constitutive. Mais les usages ou les « conventions » qui gouvernent les relations entre les vendeurs et leurs clients peuvent avoir la même robustesse pratique qu’une règle constitutive. Notre vendeur pourrait par exemple ajouter : « Si je devais faire une communication exhaustive des informations en ma possession sur le produit que ce client envisage d’acheter, mon métier n’aurait plus de sens : je ne serais même plus un vendeur ».

 

4.

Justification par la moralité liée au rôle

Cette référence au rôle permet d’introduire un autre argument en faveur de l’idée que le bluff dans les affaires est moralement autorisé. Il repose sur la théorie de la moralité liée au rôle, qui soutient qu’il est moralement permis, voire obligatoire, de déroger aux règles morales de la vie ordinaire lorsque l’on occupe certains rôles. Le philosophe Kevin Gibson souligne son importance :

« La notion de moralité liée au rôle suggère que les individus peuvent adopter une moralité différente en fonction des rôles qu’ils assument. […] L’étude de la moralité liée au rôle est importante, car [elle] peut conduire les agents à croire qu’ils peuvent abdiquer leur responsabilité morale lorsqu’ils agissent dans le cadre d’un rôle. » (16)

Le philosophe Fritz Allhoff s’inspire de cette théorie en proposant l’argument suivant :

a) les thèses relatives à la moralité liée au rôle sont valides ;

b) certains des rôles occupés par des participants à la vie des affaires autorisent le bluff, voire le rendent obligatoire ;

c) donc le bluff est (partiellement) moralement permis dans la vie des affaires. (17)

Le rôle typique qui autorise le bluff est celui de négociateur. Allhoff va jusqu’à affirmer que, « sans bluff, l’idée même de négociation devient presque (mais pas tout à fait) incohérente » – incohérente, car l’absence de bluff ne permet pas aux négociateurs de disposer de marges de manœuvre pour trouver un accord ; pas tout à fait, car, en pratique, ils finissent par parvenir à un accord « arbitraire ». Mais d’autres rôles ne permettent pas à leur titulaire de bluffer, comme ceux dans lesquels une personne agit en tant que mandataire ou agent.

L’argument d’Allhoff suppose que les thèses de la théorie de la moralité liée aux rôles sont valides. Si l’on estime que ce n’est pas le cas – en soutenant par exemple que tout titulaire de rôle, quel que ce soit ce rôle, doit respecter les principes de la moralité ordinaire –, nous nous retrouvons en quelque sorte au point de départ.

Il y a cependant, dans l’argumentation d’Allhoff, une remarque suggestive. Il observe que le bluff est une pratique amusante en elle-même :

« Les gens jouent à ces jeux [ici le poker et le jeu de société Risk] pour s’amuser, et le bluff rend les jeux beaucoup plus amusants ».

Or, ce plaisir explique, pour Allhoff, le désir de pratiquer le bluff et surtout, point essentiel de son argument, le fait qu’on consente à le pratiquer.

 

5.

Conclusion : le plaisir du bluff

Pour conclure, il vaut la peine de revenir à l’étymologie du mot « bluff ».

« Dans les affaires et la politique », écrit le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, « [le bluff] se dit plus généralement d’une attitude qui fait croire à l’adversaire qu’on est déterminé, puissant, dangereux ». Ce concept contient l’idée d’exagération – il désigne des « menaces exagérées » – que l’on retrouve dans l’expression anglaise To call s.o.’s bluff, qui signifie, au poker, « inviter l’adversaire à mettre cartes sur table » – ou le mettre au défi de le faire –, et, dans un langage familier, « relever un défi » (18).

Lancer un défirelever un défi, sont des procédés ludiques qui ne se limitent pas à la sphère du jeu. Ils sont stimulants, valorisants et excitants, non seulement en eux-mêmes, mais aussi parce qu’ils permettent d’échapper aux routines ordinaires. On ne peut en tirer une justification morale du bluff dans les affaires, mais on peut clairement en dériver une justification pratique.

Alain Anquetil


(1) Voir par exemple « Guerre en Ukraine. La menace nucléaire de Poutine : ‘Du bluff’, selon François Hollande », Ouest France, 28 février 2022, O. Oliker, « Putin’s nuclear bluff. How the West can make sure Russia’s threats stay hollow », Foreign Affairs, 11 mars 2022, et « The West has successfully called Vladimir Putin’s bluff », The Daily Telegraph, 27 avril 2022.

(2) Source : CNRTL.

(3) A. Z. Carr, « Is bluffing ethical? », Harvard Business Review, 46(1), 1968, p. 143-153.

(4) Respectivement « John Herbst : ‘Si nous armons l’Ukraine jusqu’aux dents, une défaite de Poutine est probable’ », L’Express, 28 avril 2022, « Guerre en Ukraine. La menace nucléaire de Poutine : ‘Du bluff’, selon François Hollande », Ouest France, 28 février 2022, « Niall Ferguson : ‘Poutine bluffe sur le nucléaire, nous n’aurions pas dû reculer’ », L’Express, 12 mars 2022, et « John Herbst… », op. cit.

(5) « La CIA prévient du risque nucléaire posé par un Poutine confronté à des revers », Ouest France, 15 avril 2022. Voir aussi ce propos d’Olga Oliker : « Chaque fois que le dirigeant d’un État doté de l’arme nucléaire signale qu’il est prêt à l’utiliser, il faut le prendre au sérieux » (op. cit.).

(6) Evangile de Jean, 8.44.

(7) Respectivement Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010, et Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition.

(8) J’analyse l’argument de Carr et quelques-unes des objections qui lui ont été apportées dans A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Paris, Vrin, « Chemins Philosophiques », 2008.

(9) « Is bluffing ethical? », op. cit. Toutes les citations qui suivent sont issues de cet article.

(10) Par exemple Fritz Allhoff, « Business bluffing reconsidered », Journal of Business Ethics, 45, 2003, p. 283-284.

(11) D. Koehn, « Business and game-playing: The false analogy », Journal of Business Ethics, 16(12/13), 1997, p. 237-242. Voir aussi P. Heckman, « Business and games », Journal of Business Ethics, 11, 1992, p. 933-938.

(12) Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?op. cit. La distinction a été proposée par John Searle dans « How to derive ‘ought’ from ‘is’ », The Philosophical Review, 73(1), 1964, p. 43-58.

(13) Le site de la FIFA indique qu’en 1863 « le hors-jeu existait déjà mais les règles stipulaient que tout attaquant placé au-devant du ballon devait être considéré comme étant hors-jeu » (« Londres et l’histoire du football : les Lois du Jeu », site de la FIFA) ; et, s’agissant du rugby, la même loi du hors-jeu et « l’exigence de la passe en arrière avant de progresser vers l’avant balle en main y marquent, de façon commune, la spécificité du jeu de rugby » (R. Fassolette, « L’ovale en divergence. La dichotomie XV-XIII, les frères jumeaux du rugby », Staps, 78(4), 2007, p. 27-48).

(14) Koehn ne définit pas strictement les termes « règle » et « convention ».

(15) Jean-Daniel Reynaud et Nathalie Richebé notent que les conventions « naissent des contraintes mêmes de la coordination ». Il concluent qu’une convention « est une norme qui naît de l’appartenance même à une collectivité ou plutôt de la volonté de participer à une action collective ». (« Règles, conventions et valeurs. Plaidoyer pour la normativité ordinaire », Revue française de sociologie, 48(1), 2007, p. 3- 36.)

(16) K. Gibson, « Contrasting role morality and professional morality: Implications for practice », Journal of Applied Philosophy, 20(1), 2003, p. 17-29. Voir aussi mon article « Est-il possible de distinguer les personnes de leurs rôles ? », 24 novembre 2019.

(17) « Business bluffing reconsidered », op. cit.

(18) Harrap’s Standard French and English Dictionary, J. E. Mansion (dir.), Vol. 2, Bordas Paris & Harrap London, 1977.

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