Dans le dernier épisode de la série danoise Forbrydelsen (The Killing), diffusée en juillet sur Arte, l’héroïne, une policière de Copenhague nommée Sarah Lund, exécute Niels Reinhardt, le criminel dont elle essayait de prouver la culpabilité – l’homme est cadre supérieur au sein d’une multinationale (Zeeland), proche du PDG, et, par ailleurs, président d’une fondation pour jeunes défavorisés qui est financée par l’entreprise. Même si les deux motifs immédiats de l’acte final de Sarah Lund se rapportent aux faitsque Reinhardt pourrait, au moins à court terme, échapper à la justice et poursuivre ses actes criminels en toute impunité, les déterminants de son acte sont complexes. Moins riche, sans doute, que Le choix de Sophie, ce cas stimule néanmoins la réflexion morale. En particulier, il sollicite différentes perspectives en matière de justification et de jugement. J’en passerai trois en revue – une dans le présent billet et les deux autres, qui recourront à des travaux récents en psychologie morale, dans le suivant.

 

1.

 

Les faits

Avant d’en venir aux raisons d’agir de Sarah Lund et à l’évaluation de l’immoralité de son acte (il est sans conteste immoral : elle a tué, sciemment et librement, un être humain), il convient d’exposer les faits. Non pas l’ensemble, plutôt enchevêtré, des événements et éléments matériels qui ont marqué les neuf épisodes de la saison 3 avant l’épisode final, mais les derniers faits, ceux qui, dans l’espace étroit d’une voiture où se tiennent Lund et Reinhardt, ont provoqué le dénouement fatal. Un extrait du dernier dialogue entre Lund et Reinhardt est reproduit ci-dessous. Pour comprendre le point de départ de leur échange, il convient de noter que, comme le montrait l’enquête policière, un faisceau d’indices accuse Reinhardt du meurtre d’une adolescente, Louise Jelby, pensionnaire de la fondation pour jeunes défavorisés dont il est le président. Cependant, celui-ci dispose depuis peu d’un alibi providentiel qui a été fourni, à son corps défendant, par un haut dirigeant de Zeeland.

Lund est assise sur la banquette arrière, Reinhardt se trouve à l’avant, à la place du passager. Le troisième personnage, Mathias Borch, un autre policier, par ailleurs épris de Lund, se tient dehors, à bonne distance de la voiture.

Lund Hier soir, vous avez dû être le premier surpris de cet alibi tombé du ciel… (…) C’est vous qui avez tué Louise Jelby. Et je parie que ce n’était pas la première. Allez-y, avouez. Avouez ! Je prouverai que vous êtes coupable, de toute façon…

Silence.

Reinhardt Je ne crois pas que vous le pourrez, sinon nous n’aurions pas cette conversation…. Mais j’admire votre ténacité, votre méticulosité… et votre méthode. Autant de qualités fort estimables !… Merci de ces mises en garde : j’ai beaucoup appris grâce à vous. Soyez certaine qu’à l’avenir, j’en ferai bon usage… Maintenant, passons à autre chose.

Il sort de la voiture pour retirer son manteau, puis reprend sa place en laissant la porte ouverte. Lund sort à son tour, s’approche de Reinhardt, arme son pistolet et l’abat.

Stupéfait, Borch a rejoint Lund. Il lui pose très vite la question des raisons de son acte :

Borch Qu’est-ce que tu as fait ? (…) Pourquoi ?…

Lund C’était lui. Il me l’a avoué. Il m’a dit qu’il était coupable… et qu’il le referait.

 

2.

 

Raisons d’agir

Le débat sur les raisons est limpide. Sarah Lund en avance deux spontanément : la culpabilité de Reinhardt et son intention de commettre de nouveaux crimes. Ces raisons se réfèrent aux propos de Reinhardt et à des faits passés. La situation comprend deux autres traits : le cynisme cruel de Reinhardt et les émotions qu’il suscite chez Lund (les larmes lui montent aux yeux). Doit également être considéré l’investissement, en termes de temps et d’énergie physique et émotionnelle, qui a été consenti par Lund pour découvrir le coupable – que rappelle fort justement un commentaire issu de la presse britannique (dans « The Killing’s Sarah Lund bows out – but is she a hero or villain »). Enfin, la personnalité de Sarah Lund entre en ligne de compte. Son interprète, Sofie Gråbøl, interviewée sur Arte, explique ainsi, non sans profondeur, qu’ « elle est incapable de se connecter à une communauté, à une société, d’avoir une vie « normale » et heureuse. Même dans sa manière de travailler, elle ne parvient pas à s’adapter au système. Le fait de ne pas obéir aux règles contribue aussi à la rendre brillante. Mais c’est quelqu’un de solitaire qui ne va pas vers les autres. En un sens, elle ressemble aux criminels, eux aussi incapables de s’accommoder de la société et de ses règles. Néanmoins, chez elle, cet « ADN anarchiste » s’inverse car elle possède un grand sens de la justice, du bien et du mal. Sa quête pour trouver le tueur touche aussi quelque chose de profond en elle, qui va au-delà de l’enquête et du simple fait de rendre la justice. Quand l’histoire se termine, nous n’avons toujours aucune réponse à propos de ce personnage qui reste énigmatique. (…) Elle est un peu comme un animal sauvage qu’il vaut mieux laisser dans la nature que d’étudier sous toutes les coutures. Je trouve assez beau qu’elle ne soit pas livrée totalement aux regards et qu’elle garde une partie de ses secrets. (…) Elle possède une qualité formidable : elle parvient à rester connectée avec la partie la plus authentique de son être. Elle ne fait aucun compromis. » Quoi qu’on puisse penser de ces considérations formulées par procuration (pour ma part, je les trouve justes), elles comprennent des notions morales significatives qui ont fait l’objet de développements importants en philosophie morale : distance critique par rapport aux règles professionnelles ou sociales ; sens moral ; orientation vers le bien qui a presque la nature d’un engagement vital vers le bien ; difficulté à définir une personnalité ; authenticité et fidélité à soi-même. Les raisons de l’acte final de Sarah (ou du moins son avant-dernier acte, le dernier étant sa fuite pour une nouvelle vie) ont été commentées dans la presse anglo-américaine. Passons sur l’interprétation selon laquelle elle aurait agi sur un coup de tête – elle ne signifie pas grand-chose, sinon rien du tout. Plus intéressante est le propos, exprimé dans un article du Guardian (« The Killing III finale: episodes nine and 10 »), selon laquelle « il est facile de comprendre la réaction de Lund à la croyance, exprimée par Reinhardt, qu’il ne serait jamais inquiété par la justice, comme une soudaine perte de contrôle de soi, un coup de colère fulgurant provoqué par le contact avec un homme immoral et, de surcroît, protégé par sa position sociale. Mais elle était plus que cela. Elle était plutôt la riposte de Lund à toutes les fois où la justice n’avait pu être rendue. »

3.

 

Évaluation morale

L’idée de « riposte » est intéressante. On trouve le mot dans l’article « Légitime défense » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dû à George Fletcher (1). Les questions morales posées par la légitime défense sont liées à celle du choix de Sarah Lund. Certes, dans son cas, elle ne se défend pas elle-même contre Reinhardt, qui ne l’agresse que verbalement. Mais elle défend autrui, au sens de l’expression américaine defense of others, qui désigne « l’application des principes de la légitime défense à la protection de tiers ». À ma connaissance, aucun des commentaires relatifs au final de The Killing n’entreprend une analyse morale de nature philosophique. Pourtant, une prémisse évidente d’une telle analyse est de considérer que l’acte de Sarah Lund constitue une violation d’un principe fondamental, de nature inconditionnelle : « Ne pas tuer » (2). La règle contraire ne pourrait passer le test de l’impératif catégorique kantien (Que je puisse vouloir que la maxime de mon action soit érigée en loi universelle). On pourra se référer au débat entre Kant et Constant sur le caractère universalisable du principe « Dire la vérité » pour identifier la possibilité d’une exception à l’universalité de ce principe, Constant suggérant qu’un « principe intermédiaire » doit toujours faire le lien entre le principe général consistant à dire la vérité et des circonstances particulières, et qu’il définit ses conditions d’application. (Dans le cas envisagé par Constant, celui d’un ami poursuivi par des criminels qui trouve refuge chez vous, vous pouvez mentir aux criminels en leur affirmant qu’il n’est pas chez vous car, selon Constant, « Dire la vérité n’est (…) un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. ») Kant a réfuté l’argument de Constant, mais, comme Fletcher l’indique à propos de la légitime défense, la tradition kantienne défend « le principe selon lequel les citoyens doivent rétablir l’ordre juste des choses », un principe qui « les autorise à employer la force, sans aucun égard pour ce qu’il en coûtera à l’agresseur. Nous pouvons ainsi expliquer de façon adéquate pourquoi il est permis d’employer une force capable d’infliger la mort pour prévenir un viol, une attaque sérieuse ou même un cambriolage ». Car « l’agresseur représente une infraction objective à l’ordre légal et, par conséquent, n’importe quel membre de la société est légitime à réduire à néant l’atteinte qu’il y a faite ». Si l’on s’en tient à cette seule interprétation, Sarah Lund a agi, dans les circonstances, comme l’aurait fait (et aurait dû le faire) n’importe quel membre de la société. Alain Anquetil (1) M. Canto-Sperber (éd.), Paris, PUF, 1996. (2) Je me place exclusivement ici dans le cadre des théories morales déontologiques d’inspiration kantienne.

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