Un article de Télérama paru le 22 mai dernier évoquait le principe du « good enough » (« consommer ce qui est suffisamment bon »). Il s’agit apparemment d’un principe de consommation raisonnable, voire « durable » au sens du « développement durable ». Certains y voient un principe opérationnel relevant du marketing. Son avènement proviendrait d’une évolution de l’environnement de la consommation dans les pays riches, un environnement caractérisé notamment par des choix « sans limite » et de très fréquentes innovations technologiques, comme le souligne un professeur interviewé dans Télérama. Même si le principe du « good enough » pourrait ne rien avoir de révolutionnaire, il évoque tout de même de vieilles et familières injonctions morales, souvent portées par des proverbes, qui prônent la frugalité et l’autolimitation. Mais cette évocation, quoiqu’enrichissante et prometteuse, est en réalité trompeuse. Car le principe du « good enough » devrait plutôt s’énoncer ainsi : « consommer ce qui est suffisamment bon en attendant mieux » – « good enough until something better comes along ». Il évoque le « raisonnable », certes, mais certainement pas le « suffisant ».

L’article de Télérama intitulé « Le “good enough”, une nouvelle façon de consommer ? » commence sur un mode quasi proverbial : « Aux Etats-Unis, pays du toujours plus, Costco [un « entrepôt-club à clientèle par adhésion consacré à offrir à ses membres des produits de grande qualité et de marque connue aux plus bas prix possibles », selon son site canadien] s’est imposée en quelques années comme la grande surface préférée des familles en jouant à fond la carte de la consommation raisonnée, de la dépense réfléchie… » Ses produits sont qualifiés de « good enough ». Un produit de ce genre « ne s’exhibe pas », précise Télérama, « mais il ne se cache pas non plus. Il est neutre. Simplement utile, efficace. Suffisant… » Le « good enough » semble ainsi contredire le proverbe « Too much is not enough » – « Trop n’est pas assez » (1). Cela lui confère une certaine profondeur, suggérant que le « good enough » pourrait être une « philosophie » ou que, pour reprendre les termes d’Olivier Bomsel, il serait « associé à l’idée de non-progrès, ou de non-utilité du progrès ».

On remarquera toutefois que la consommation de produits « suffisamment bons » est surtout décrite en termes économiques et consuméristes. Le contexte économique entre d’ailleurs en ligne de compte. « Dans une économie affaiblie », écrivait par exemple Sandra Skrovan en 2004, « beaucoup de consommateurs n’achètent que ce dont ils ont « besoin », et pas nécessairement ce qu’ils « veulent » » (2). Puis elle décrit l’activité des entrepôts-clubs à l’aide d’un vocabulaire issu du marketing : « En 2003, (…) les acteurs du marché ont réévalué leurs activités et proposé des offres différenciées afin de plaire à différents segments de clientèle et de générer une nouvelle croissance ». Certes, un article de la revue américaine Wired, paru en 2009 et cité par Télérama, évoquait sans détour la « révolution du good enough » (« The good enough revolution: When cheap and simple is just fine », 24 août 2009). Mais cette révolution y était plutôt décrite comme une adaptation à des besoins eux-mêmes façonnés par un nouvel environnement technologique. « Qu’est-il arrivé ? », se demande l’article de Wired après avoir pris l’exemple de la caméra vidéo Flip Ultra, une caméra simple et facile d’utilisation qui fut lancée en 2007 à un prix bien moins élevé que les produits qui occupaient jusque-là le marché. « En bref, c’est la technologie qui est arrivée. Le monde va plus vite, il est plus connecté et bien plus trépidant qu’auparavant. Il en résulte que les attentes des consommateurs changent radicalement. Désormais nous préférons la flexibilité à la haute fidélité, la commodité du produit à l’éventail de ses caractéristiques, la rapidité d’usage à la lenteur, le côté grossier au côté élégant. L’avoir tout de suite a plus d’importance que de disposer d’un produit parfait ». L’article signale que les indicateurs traditionnels de qualité eux-mêmes évoluent, privilégiant un prix attractif, la rapidité et la simplicité d’usage. Le consommateur est bien sûr responsable de cette évolution, l’article de Télérama soulignant qu’elle lui « laisse une plus grande marge d’appréciation (…) : ce « good » et cet « enough », c’est lui qui les définit, les détermine ; il n’est plus à la recherche du produit le moins cher, mais de celui le plus adapté à son besoin. Il est l’arbitre très actif de la partie qui se joue. »

Comment analyser le principe du « good enough » ? On remarquera d’abord qu’il évoque l’idée d’un seuil, relatif aux performances d’un produit donné, au-delà duquel le comportement du consommateur peut changer. Si un produit est de qualité intrinsèque moyenne mais offre des performances suffisantes et présente des atouts tels que la simplicité et un prix attractif, alors il peut être préféré à un produit concurrent présentant des performances élevées. Mais dans l’intervalle de qualité où se situe la gamme du « suffisamment bon », la concurrence règne également, comme le souligne l’article de Télérama : « L’univers de la vidéo a connu le même type de phénomène entre 2010 et 2012 avec le succès fulgurant de petites caméras basiques (telle la célèbre Flip) dénuées de toute fonction de réglage. Mais une simplification chassant l’autre, les minicaméras minimalistes se sont découvert un ennemi redoutable : l’application pour smartphone. Preuve qu’on peut toujours trouver plus « good enough » que soi, des marques comme Panasonic ou Sony ont vu leurs ventes s’effondrer à mesure que les propriétaires de téléphones « intelligents » s’habituaient à utiliser des « applis » pour photographier et filmer – puis partager leurs images. »

Ainsi le consommateur reste-t-il opportuniste. Il calcule, tel un comptable, ce qui lui convient le mieux à un moment donné. Il n’est pas du tout certain que le contenu mental « ça me suffit », qui semble déterminer ses achats selon le principe du « good enough », soit une croyance réfléchie et substantielle. Il s’agit plus vraisemblablement d’un état d’esprit dépendant de ses désirs en matière de consommation, non d’une nouvelle vision du monde centrée sur la catégorie du suffisant.

Nous parlerons de cette catégorie dans le prochain billet. Mais avant de conclure, il est approprié de revenir à l’idée d’un seuil de suffisance. Selon elle, si un produit est « suffisamment bon » (good enough), il peut être acheté au détriment de produits concurrents bien plus sophistiqués. Un tel seuil évoque des injonctions morales familières appelant à la frugalité, à l’esprit d’épargne, à la prudence, à la vertu d’autolimitation. Plusieurs proverbes pourraient être invoqués ici, dont ce proverbe anglais : « Enough is as good as a feast ». André Gorz dit de lui qu’il affirme simplement que « ce qui est suffisant est ce qu’il y a de mieux » (3).

Nous préciserons, dans le prochain billet, le sens que revêt le mot « suffisant ». Mais ce sens est en partie révélé par la brève analyse de ce proverbe qui fut proposée dans le numéro de novembre 1859 de la revue américaine The Crayon (4). On y rendait compte, de façon subtile et parfois humoristique, d’un livre de proverbes issus de toutes les nations dû à Walter Kelly (5). Parmi ceux-ci se trouve « Enough is as good as a feast ». Il fait partie de la catégorie des proverbes relatifs à la modération et à l’excès. Son ambiguïté y est soulignée de façon pertinente – d’une façon qui peut s’appliquer au principe consumériste du « good enough ». À tel point qu’il est mis en balance avec un autre proverbe, de sens opposé : « There’s never enough when naught is left » (littéralement « Quand il ne reste rien, on n’a jamais assez », ou : « Trop n’est pas même assez »). Et cette confrontation lui est plutôt défavorable. Voici le commentaire : « « Un oiseau ne peut être perché que sur une branche à la fois » ; « Une souris buvant l’eau de la rivière ne peut pas boire plus que son content » (proverbes chinois). « Celui qui ne désire pas est suffisamment riche » (proverbe italien). Mais la difficulté est de déterminer avec précision le point à partir duquel il n’y a ni désir ni surplus. Or, en pratique, un tel point n’existe pas, même s’il pourrait exister en théorie. Car « Quand il ne reste rien, on n’a jamais assez ». » 

Dans le domaine de la consommation, la tension entre ces deux proverbes pourrait être résolue par cet adage pragmatique et plus fidèle à la réalité économique : « Consommer ce qui est suffisamment bon en attendant mieux ». Un adage qui fait appel au raisonnable, mais pas au suffisant.

Alain Anquetil

 

(1) Cf. le mot de Figaro à Suzanne dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais : « En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez » (acte IV, scène 1).

(2) S.J. Skrovan, « When good is good enough », Chain Store Age, août 2004, p. 30-31.

(3) A. Gorz, Métamorphoses du travail : Critique de la raison économique, Paris, Folio Gallimard, 1988.

(4) « Proverbs of all nations », The Crayon, 6(11), 1859, p. 332-339.

(5) W.K. Kelly, Proverbs of all nations, Londres, W. Kent & co, 1859. En réalité le texte de l’article reprend celui de l’ouvrage de Kelly.

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