Les conclusions issues de la COP25, qui s’est achevée le 13 décembre 2019 à Madrid, ont été jugées décevantes. Selon Novethic, elles ont révélé la scission entre deux mondes, l’un convaincu par la nécessité d’agir pour le climat et l’environnement, l’autre attentiste (1). Si le premier a « pris conscience de l’urgence climatique », le second « campe sur ses positions ». Face à une telle scission, on comprend que s’affirme l’idée d’un contrat naturel qui unirait les deux mondes et parviendrait à préserver une planète habitable.  

Pacte vert européen et New Deal vert

Le « Pacte vert » (Green Deal), présenté le 11 décembre par la Commission européenne, repose sur cet esprit contractualiste (2). Bien qu’il soit qualifié de « nouvelle stratégie de croissance » et non de « contrat » (3), il souligne que « la participation et l’engagement du public et de toutes les parties intéressées sont indispensables à son succès » (3). Les expressions « pacte vert » et « Green Deal » évoquent le « New Deal vert » défendu récemment par l’essayiste américain Jeremy Rikfin (4). L’expression semble toutefois due au journaliste Thomas Friedman (5). Dans un article publié dans le New York Times en janvier 2007, un an avant l’élection présidentielle qui conduisit à l’élection de Barak Obama, il proposait d’élaborer un projet d’envergure, un New Deal, pour mettre fin à la dépendance des Etats-Unis à l’égard des énergies fossiles :

« Le New Deal [qui fut mis en œuvre par le président Roosevelt entre 1933 et 1939] n’avait rien d’une formule magique. Il reposait sur un large éventail de programmes et de projets industriels visant à revitaliser l’Amérique. Il en serait de même pour un New Deal énergétique. […] Il faut un Green New Deal parce que l’avènement de toutes les technologies nécessaires représenterait un projet industriel énorme. »

Dans une récente intervention à France Culture (6), Jeremy Rikfin fut amené à préciser le statut du New Deal vert. Il est le résultat d’un changement de vision du monde. Il est dû, en particulier, aux jeunes de la génération Z et aux milléniaux :

« Ils ont déclaré qu’il y avait une urgence climatique et ont demandé un New Deal vert. […] C’est la première fois que deux générations à travers le monde ont commencé à se considérer comme une espèce en danger. Toutes les autres frontières ont disparu soudain. Et on commence à voir les autres créatures vivantes comme faisant partie de la famille de l’évolution en péril, et à considérer la biosphère comme la communauté invisible. C’est une transformation extraordinaire dans la compréhension humaine de notre présence sur la planète. »

 

Les limites naturelles au perfectionnement de l’homme

Ce changement de vision du monde, Rifkin le décrit dans son récent ouvrage en s’inspirant de cette affirmation de Condorcet :

« […] La nature n’a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; […] la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; […] les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide ; mais jamais elle ne sera rétrograde, tant que la terre, au moins, occupera la même place dans le système de l’univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l’espèce humaine d’y conserver, d’y déployer les mêmes facultés, et d’y trouver les mêmes ressources. » (7)

Mais le « bouleversement général » dont parle Condorcet est advenu ou est sur le point d’advenir. Ce qui conduit Rifkin à affirmer que

« l’infrastructure du New Deal vert est conçue pour cette réalité. Ses composantes et sa mise en œuvre pratique nous permettront de nous adapter à une nature autrefois pacifiée et domestiquée qui, désormais, se révolte. Elles nous permettront, espérons-le, de survivre à l’escalade des événements climatiques qui touchent aujourd’hui la Terre entière. » (4)

Le choix d’un New Deal vert s’impose aux êtres humains. Il n’y a pas d’autre option :

« C’est la première des priorités face à l’espèce humaine. Toutes les autres sont secondaires. C’est la seule priorité : il faut faire face à l’extinction de l’espèce, passer à l’âge de la résilience et assurer un avenir à nos enfants, à nos petits-enfants et à toutes les créatures sur terre. Il n’y aura aucune excuse si on ne le fait pas. » (6)

 

Trois réflexions suggestives de Simone de Beauvoir

Ce qui vient d’être dit, en particulier les propos de Rifkin, évoque des réflexions proposées par Simone de Beauvoir dans son article « Idéalisme moral et réalisme politique », paru en 1945 (8). a) La première évocation pourrait concerner indirectement les deux mondes dont il était question au début de notre article. Ceux dont parle Simone de Beauvoir sont difficilement conciliables. L’un comprend les « moralistes intransigeants », « épris des seuls principes éternels », les utopistes ; l’autre est celui des « réalistes », des « hommes d’action », des politiques aux prises avec la réalité, qui croient en la légitimité de la maxime : « la fin justifie les moyens ». Voici quelques passages où Simone de Beauvoir décrit les rapports conflictuels entre ces deux mondes :

« À travers toute l’histoire, ce conflit s’est perpétué, sans qu’aucune des parties fût capable de convaincre l’autre : chacune est enfermée dans son propre système de valeurs au nom desquelles elle nie celles de l’adversaire. »

« Le réaliste méprise l’utopiste qui méconnaît les résistances du monde, et l’idéaliste qui, par ses vains scrupules, introduit dans ce monde des résistances superflues ; il prétend, quant à lui, avoir des choses une connaissance exacte et répondre à leur appel sans hésiter sur le choix des moyens. »

Peut-on projeter ce conflit sur celui que Novethic mettait en exergue, ou en tirer des enseignements contemporains ? Il ne semble pas que ceux qui ont pris conscience de l’urgence environnementale soient des « moralistes intransigeants ». Mais on pourrait se demander si l’autre camp ne correspond pas, pour une part importante, à la description que fait Simone de Beauvoir des réalistes. b) La seconde évocation a trait à l’effet, sur la volonté et sur l’action humaines, d’une nouvelle conception du monde :

« Sans doute, il ne suffisait pas, comme l’imaginaient nos pacifistes, de déclarer : ‘La guerre n’aura pas lieu’, pour qu’elle n’eût pas lieu ; mais il est vrai aussi que le mouvement par lequel nous acceptons l’avènement d’un certain avenir contribue à le constituer. [À propos de la reconnaissance de la suprématie allemande au début de l’occupation, en 1940 :] Reconnaître un gouvernement, c’est le faire exister comme tel ; la prise de conscience n’est jamais une opération purement contemplative, elle est engagement, adhésion ou refus. »

Les effets pratiques de la « prise de conscience de l’urgence climatique » (Novethic), ou de la « transformation extraordinaire dans la compréhension humaine de notre présence sur la planète » (Rifkin), peuvent-ils constituer un « mouvement par lequel nous acceptons l’avènement d’un certain avenir [et qui] contribue à le constituer » ? c) La troisième évocation a trait à l’idée, défendue par Simone de Beauvoir, selon laquelle la réalité ne peut elle-même fixer les choix des êtres humains :

« Il y a diverses espèces de réalistes mais tous se ressemblent en ce qu’ils veulent subordonner leurs activités à la seule réalité ; et en ce qu’ils refusent à intégrer à cette réalité la liberté humaine dont ils souhaitent précisément se masquer la présence angoissante. »

« Il est évident qu’aucune fin ne peut être inscrite dans la réalité ; par définition, une fin n’est pas : elle a à être ; elle exige la spontanéité d’une conscience qui, dépassant le donné, se jette dans l’avenir. Aucune tradition historique, aucune structure géographique, aucun fait économique ne peut imposer une ligne d’action : ils constituent seulement des situations à partir desquelles les projets les plus différents sont possibles. »

Appliquée à la question de l’urgence environnementale, la prise en compte de la réalité est inévitable. Simone de Beauvoir ne nie pas l’importance de la réalité du monde dans lequel vivent les êtres humains, mais elle souligne qu’elle n’est pas en elle-même porteuse de normativité. C’est aux hommes qu’il appartient, selon la perspective existentialiste qu’elle défend, d’assumer leur liberté face à la réalité et de donner du sens au monde qui les abrite. Alain Anquetil (1) Expression utilisée par Novethic dans «L’échec de la COP25 reflète la fracture entre deux mondes malgré l’urgence climatique », 16 décembre 2019. (2) « Résolution du Parlement européen du 28 novembre 2019 sur la conférence des Nations unies de 2019 sur les changements climatiques à Madrid, Espagne (COP 25) ». Il y est écrit que le Parlement européen « attend du pacte vert européen qu’il établisse une stratégie complète et ambitieuse pour parvenir à une Europe neutre pour le climat au plus tard d’ici 2050, stratégie comprenant l’objectif de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union d’ici 2030 ». (3) « Le pacte vert pour l’Europe. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions », 11 décembre 2019. (4) J. Rifkin, The Green New Deal: Why the fossil fuel civilization will collapse by 2028, and the bold economic plan to save life on earth, St Martin’s Press, 2019, tr. Le New Deal Vert Mondial. Pourquoi la civilisation fossile va s’effondrer d’ici 2028. Le plan économique pour sauver la vie sur Terre, Les Liens qui Libèrent, 2019. (5) T. L. Friedman, « A Warning from the garden », New York Times, 19 janvier 2007. (6) « Jeremy Rifkin : ‘Le New Deal vert doit se construire à l’échelle locale’ », France Culture, 14 décembre 2019. (7) Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795, édition présentée par Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1970. (8) S. de Beauvoir, « Idéalisme moral et réalisme politique », Les Temps Modernes, 2, 1945, réédité dans L’existentialisme et la sagesse des nations, Paris, Gallimard, 2008. [cite]

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