Peut-on dire quelque chose du monde qui suivra l’épidémie de Covid-19 – le monde d’après, comme on l’appelle souvent – sans s’intéresser à son contenu ? Ce monde dont on parle, que beaucoup espèrent meilleur que le monde actuel, peut-on en avoir une première représentation en ignorant ce qui pourrait constituer sa substance matérielle, sociale, écologique, philosophique, morale ou spirituelle ? Cette hypothèse semble peu crédible. Considérons l’exemple suivant. Quiconque commencerait la lecture des « cent principes de Nicolas Hulot pour un ‘nouveau monde’ » chercherait naturellement du contenu. La seule idée d’un « nouveau monde » ne pourrait suffire à satisfaire sa curiosité. Incomplète par définition, elle demande à être complétée. Et, en effet, le lecteur des « cent principes » trouverait de quoi la compléter, les principes proposant, entre autres, de « miser sur l’entraide », de « respecter la diversité et l’intégrité du vivant », d’« écouter les peuples premiers » et de faire advenir « une mondialisation qui coopère, qui partage et qui donne aux plus faibles ».  

Deux formes syntaxiques avec « monde » et « nouveau »

Restons un moment sur ces principes. Ils sont exprimés grâce à l’emploi de l’anaphore, une figure de rhétorique consistant ici en la répétition de la formule « Le temps est venu » en tête de chacun des éléments de la liste. Le premier donne le ton :

(A) « Le temps est venu, ensemble, de poser les premières pierres d’un nouveau monde ».

Le site de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme reprend ces principes. On y trouve aussi un commentaire sur le désir des gens de changer de monde – un désir identifié, semble-t-il, à travers des enquêtes d’opinion. Dans l’extrait ci-dessous, le contenu du monde d’après est décrit succinctement :

(B) « Les sondages le répètent, l’opinion publique appelle de ses vœux un monde nouveau où le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et les inégalités sociales structureraient les décisions politiques et économiques. »

On notera une petite différence de forme entre les énoncés (A) et (B). Le premier parle d’un « nouveau monde », le second d’un « monde nouveau ». Ce fait purement syntaxique – il concerne l’ordre des mots dans un groupe nominal composé d’un nom et d’une épithète – a-t-il un sens ? Ou est-il, comme beaucoup le présumeraient sans doute, insignifiant ? La première option est une reformulation de l’hypothèse apparemment invraisemblable que nous discutons dans cet article et dans le prochain.  

Un échantillon des deux formes syntaxiques

Une recherche sur Google, fondée, d’une part, sur les mots « coronavirus » et « covid-19 », et, d’autre part, sur l’un ou l’autre des groupes nominaux incluant le nom monde et l’adjectif nouveau, a révélé que le nombre d’occurrences de « nouveau monde » (379.000) était quatre fois supérieur à celui de « monde nouveau » (96.700) (1). Autrement dit, l’adjectif nouveau est antéposé (placé avant le nom) dans 80% des cas, et postposé dans 20% des cas.

Ce résultat ne confirme pas les données générales sur la place de l’adjectif épithète dans le groupe nominal. Ainsi, Mats Forsgren note que « la fréquence relative globale [est] en gros [de] 35% d’antéposition [et de] 65% de postposition » (2), tandis que Maurice Grévisse et André Goosse remarquent que « l’épithète est antéposée une fois sur trois [et qu’un] adjectif sur vingt préfère l’antéposition », ajoutant que « les adjectifs qui privilégient l’antéposition sont parmi les adjectifs les plus courants » (3).

Afin de disposer d’éléments factuels sur les usages de « nouveau monde » et « monde nouveau » dans le contexte de la crise sanitaire due au Covid-19, voici quelques échantillons d’antépositions et de postpositions de l’adjectif nouveau. Les énoncés (C) à (K) utilisent le syntagme « nouveau monde », les énoncés (L) à (S) « monde nouveau ». Nous les présentons sans souci de chronologie.  

Antéposition

(C) « Coronavirus : Entre espoir et prudence, la gauche rêve d’un nouveau monde après l’épidémie. » (4)

(D) « Coronavirus et climat : vers un nouveau monde ? » (5)

(E) « Après le Covid-19, vers un nouveau monde ? » (6)

(F) « Le nouveau monde après le Coronavirus » – « Est-ce la fin d’un monde ou le commencement d’un nouveau monde ? » (7)

(G) « Le président Macron, dit-on, écoute volontiers les conseils de Jean-Pierre Chevènement, le très républicain et très actif Hibernatus de l’ancienne gauche française. Ce furtif rapprochement du héraut autoproclamé du ‘nouveau monde’ et d’un brillant revenant du très ancien traduit bien, sur un mode ironique, le brutal changement d’atmosphère politique et idéologique provoqué par la crise du coronavirus. » (8)

(H) « L’atmosphère post-pandémie ne sera peut-être pas à la réinvention de soi-même ou d’un nouveau monde comme le proposait le Président [Emmanuel Macron], mais à de multiples conflits et à l’urgence sociale. » (9)

(I) « Coronavirus. Michel Houellebecq ne croit pas à un ‘nouveau monde’ après le Covid-19. » (10)

(J) « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. » – Mais : « Michel Houellebecq est écrivain. C’est la première fois qu’il s’exprime depuis le début de la pandémie. Dans cette lettre, il récuse l’idée de l’avènement d’un monde nouveau après la crise du coronavirus. » (11)

(K) « La crise du coronavirus : une parenthèse ou un nouveau monde ? » (12)

  Postposition

(L) « L’après-coronavirus : un monde nouveau est-il possible ? » (13)

(M) « Coronavirus : ‘On va déboucher sur un monde nouveau’, prédit Claude Lelouch » – « Je sais qu’on va gagner, je sais que cela va être cher, très cher, car des gens vont souffrir, mais quelque chose me dit qu’on va déboucher sur un monde nouveau. » (14)

(N) « Ces trois mois ont infligé de sévères dérèglements à l’ordre mondial. Sans préjuger du résultat final, ajustements ou monde nouveau, un point d’étape est déjà possible. » (15)

(O) « De nombreuses initiatives, publiques ou non, tribunes et pétitions circulent depuis le début de la crise sanitaire. Elles portent la volonté de faire advenir un monde nouveau. » (16)

(P) « Déconfinement. Il faudra concilier activité et virus dans ‘un monde nouveau’ selon Bruno Le Maire ». – Mais : « Nouveau monde. ‘Nous rentrons dans un monde qui est nouveau, dans lequel il faut que nous apprenions à conjuguer activité économique, travail et circulation du virus, et le succès de ce défi que nous avons à relever, il dépendra de chacun d’entre nous’ ». (17)

(Q) « ’Le monde ne sera plus jamais comme avant’. Cette expression devenant souvent, chez celui qui la prononce, l’annonce d’un monde nouveau, radieux et lavé de ses erreurs… et de ses péchés, faut-il ajouter parce qu’il est difficile de ne pas sentir les racines religieuses, voire magiques, de cette affirmation. » (18)

(R) « Peste, grippe espagnole… Les grandes pandémies ont-elles accouché d’un ‘monde nouveau’ ? » – « S’inspirant du slogan pacifiste ‘Plus jamais la guerre’, né après la boucherie de 1914-1918, ces voix rejoignent ainsi la cohorte de tribunes médiatiques prophétisant ou plaidant pour la naissance d’un monde nouveau, plus écologique et égalitaire, après l’épidémie de Covid-19. » (19)

(S) « Penser un monde nouveau. Désobéir à l’oligarchie capitaliste, par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. » (20)

(T) « François Bayrou : « De cet énorme bouleversement doit sortir un monde nouveau’ » – Mais : « Le président du MoDem se projette vers la sortie de crise et le nouveau monde post-épidémie. Selon lui, les dirigeants politiques doivent réapprendre la ‘gravité’. » (21)

 

Analyse préliminaire

Ce court échantillon pourrait suggérer que l’hypothèse de l’équivalence entre « nouveau monde » et « monde nouveau » est valide. Celle que nous explorons ici, selon laquelle l’ordre des mots (la syntaxe du groupe nominal) aurait un sens, serait éliminée. Les observations qui suivent semblent en attester.

1) Dans les énoncés (C) à (T), les deux formes figurent aussi bien dans des phrases courtes et accrocheuses que dans des phrases longues. On les trouve dans des titres et dans des développements argumentatifs. Les substituer l’une à l’autre ne semble pas modifier le sens du texte.

2) Ce fait intuitif est corroboré par la présence des deux versions dans un même texte. C’est le cas des énoncés (J), (P) et (T). Les inversions procéderaient d’un simple effet de style.

Voici un autre exemple dans lequel l’adjectif nouveau est d’abord antéposé (« nouvelle ère ») puis postposé (« homme nouveau ») :

(U) « Les victoires idéologiques et politiques incarneront-elles des moments de rupture de sorte que, dans quelques dizaines d’années, on désignera cette crise comme un point de repère de l’entrée dans une nouvelle ère ? La crise du coronavirus est-elle une révolution susceptible d’enfanter un homme nouveau ? » (12)

Sans doute l’auteur aurait-il pu utiliser les trois autres combinaisons – « nouvelle ère » et « nouvel homme » ; « ère nouvelle » et « nouvel homme » ; « ère nouvelle » et « homme nouveau » – sans que le sens du passage en soit modifié.

3) Le CNRTL précise que si l’adjectif nouveau peut n’avoir qu’une valeur temporelle (au sens d’une chose ou d’un événement « qui vient d’apparaître »), il peut aussi indiquer « un changement, un renouvellement par rapport à un référent culturel ou spécifique ».

C’est bien ce que semblent établir les énoncés (C) à (T). Ils annoncent un changement par rapport à une situation donnée. Mais deux questions surgissent aussitôt : ce changement vient-il d’apparaître – dans ce cas, on sait en quoi il consiste car la nouveauté est déjà là, sous nos yeux ? Ou est-il encore à venir, son contenu futur demeurant inconnu ?

Les énoncés (C) à (K) (avec antéposition) et (L) à (T) (avec postposition) ne permettent pas de trancher. Sauf à considérer que les formes « monde nouveau » et « nouveau monde » se réfèrent ici à un seuil, à une frontière séparant un état antérieur et un état futur (22). Elles désigneraient alors le moment du passage, l’instant précédant le basculement. Leur valeur temporelle ne s’inscrirait ni dans le passé ni dans le futur, mais dans le présent, un présent instable toutefois, portant en lui-même le principe d’un changement. Si cette interprétation est juste, les formes antéposées et postposées possèderaient la même signification et seraient substituables. (23)

4) Dans le sillage de ce qui vient d’être dit, citons cette remarque du CNRTL à propos de la place de l’épithète nouveau dans le groupe nominal :

« Nouveau est souvent postposé au substantif dans les emplois correspondants [au sens suivant : qui vient d’apparaître] et souvent antéposé dans les emplois [du sens suivant : qui s’ajoute à ou remplace une chose de même type (en étant ou non tout à fait semblable) ; qui renaît, reparaît], mais son sens dépend moins de sa place que du contenu. »

Appliquée à notre sujet, cette remarque signifie que la place de nouveau dans « nouveau monde » et « monde nouveau » ne changerait pas en elle-même le sens des énoncés dans lesquels ces formes sont insérées.  

Conclusion provisoire

Le débat est-il clos ? Non, car l’hypothèse selon laquelle on peut dire quelque chose du monde d’après l’épidémie de Covid-19 en se fondant uniquement sur la place de l’épithète nouveau mérite d’être approfondie. Nous le ferons dans le prochain article.

Alain Anquetil

Article mis à jour le 23 mai 2020.


(1) Recherche du 23 mai 2020.

(2) M. Forsgren, « Un classique revisité : la place de l’adjectif épithète », in Etudes de linguistique française, médiévale et générale offertes à Robert Martin à l’occasion de ses 60 ans, G. Kleiber & M. Riegel (éd.), Champs linguistiques, Duculot / De Boeck Supérieur, Louvain-la-Neuve, 1997.

(3) M. Grévisse et A. Goosse, Le bon usage, 14ème édition, De Boeck Supérieur, 2007. Ils s’inspirent des travaux de Marc Wilmet, « La place de l’épithète qualificative en français contemporain : étude grammaticale et stylistique », Revue de linguistique romane, 45, 1981, p. 17-73.

(4) 20 Minutes, 26 mars 2020.

(5) TV5 Monde, 6 mai 2020.

(6) RFI, 8 mai 2020.

(7) Chems Eddine Chitour, Le Soir d’Algérie, 23 mars 2020.

(8) Laurent Joffrin, « Un mal sanitaire pour un bien politique ? », Libération, 20 avril 2020.

(9) Alain Duhamel, « La sympathique chimère d’une concorde nationale », Libération, 22 avril 2020. À noter qu’Emmanuel Macron n’a pas utilisé l’expression « nouveau monde », mais une phrase dans laquelle l’adjectif était postposé : « Alors si notre monde sans doute se fragmentera, il est de notre responsabilité de bâtir dès aujourd’hui des solidarités et des coopérations nouvelles » (Adresse aux Français, 13 avril 2020).

(10) Ouest France, 4 mai 2020.

(11) Michel Houellebecq, France Inter, 4 mai 2020.

(12) Anthony Samrani, L’Orient – Le Jour, 14 avril 2020.n

(13) Le Parisien, 4 avril 2020.

(14) LCI, 31 mars 2020.

(15) Sylvie Kauffmann, « Face au coronavirus, un monde sans leader », Le Figaro, 20 avril 2020.

(16) « Fédérer au sein des gauches et des écologistes : le temps nous oblige, vite », Libération, 20 avril 2020.

(17) Ouest France, 11 mai 2020.

(18) « Gérard Araud – Le monde après le coronavirus sera pareil… en pire », Le Point, 16 avril 2020.

(19) Slate.fr, 6 avril 2020.

(20) L’Humanité, 6 mai 2020.

(21) Le Figaro, 29 mars 2020.

(22) Un seuil est précisément une « limite marquant un passage vers un autre état, entrée dans une situation nouvelle », selon le CNRTL.

(23) Deux passages issus des énoncés (C) à (T) renforcent la validité de l’interprétation fondée sur l’idée de seuil. Le premier est issu de (F) : « Est-ce la fin d’un monde ou le commencement d’un nouveau monde ? », le second de (M) : « On va déboucher sur un monde nouveau ». L’énoncé (F) propose un pléonasme lié à la répétition de l’idée véhiculée à la fois par les mots « commencement » et « nouveau ». La phrase elle-même, située entre fin et commencement, évoque l’idée de seuil. Mais quel est le rôle de l’épithète « nouveau » ? Elle pourrait être comprise comme un intensif soulignant que le monde d’après est déjà là, mais que nous ne le voyons pas, tout en le colorant d’une portée affective liée au changement à venir. L’énoncé (M), de son côté, utilise le verbe « déboucher sur », dont le sens dénote le passage, le fait de passer un seuil : « Sortir d’un endroit resserré pour passer dans un lieu plus ouvert », ou, au figuré, « conduire à » (CNRTL).

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