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Jean-Baptiste Carpeaux – « Anna Foucart »

Dans un article du Journal of Business Ethics publié en 2008, Tsahuridu et Vandekerckhovei affirment que les dispositifs d’alerte professionnelle au sein des entreprises peuvent conduire à une « institutionnalisation de l’individu ». C’est le cas lorsqu’un tel dispositif a pour effet de transférer vers le salarié certains des devoirs moraux de l’entreprise à l’égard de la société. Cela revient alors à faire du salarié un « personnage », au sens que ce terme revêt au théâtre. C’est à ce « personnage » que je vais m’intéresser. Mais avant d’en discuter dans un prochain article, il est nécessaire de poser les termes du débat.

On peut résumer ainsi les étapes de l’argument de Tsahuridu et Vandekerckhove relatif à l’idée que le lanceur d’alerte professionnelle est un « personnage ».

(1) Certains dispositifs d’alerte professionnelle visent à renforcer l’autonomie des salariés (à la faire passer de faible à forte).

(2) Derrière l’apparent renforcement de l’autonomie, ils permettent en réalité de tenir les salariés pour responsables de ne pas avoir lancé une alerte professionnelle lorsque celle-ci était requise. (Ils sont responsables au sens d’être sujets à un reproche, un blâme ou une autre sanction : les auteurs emploient le mot « liable », qui signifie « responsable » mais avec l’idée d’une responsabilité officielle exposant à des sanctions, de faire de celui qui est « liable » un débiteur.)

(3) Ceci revient à imputer aux salariés une partie de la responsabilité plus globale consistant à aligner les intérêts de l’entreprise et ceux de la société (l’alerte professionnelle étant considérée comme un aspect de la fonction que remplit l’entreprise au sein de la société).

(4) Cette dimension sociale implique d’ajouter une exigence imposée de l’extérieur au rôle professionnel que joue le salarié au sein de son entreprise.

(5) Il en résulte que le salarié devient un « personnage » au sens que le philosophe Alasdair MacIntyre confère à ce mot dans Après la vertuii, c’est-à-dire une entité « pour qui les exigences viennent de l’extérieur, de la façon dont les autres le considèrent et l’utilisent pour se comprendre et se juger ». Car, dit-il, « le personnage est la légitimation morale d’un mode d’existence sociale ».

(6) Le fait que le salarié accède au statut de « personnage » signifie qu’il évalue sa propre conduite à la lumière des traits de ce personnage : « L’individu est institutionnalisé à travers le personnage du salarié, ce qui signifie que chaque salarié doit se comprendre et s’évaluer lui-même en fonction de ce personnage. Par conséquent, le salarié qui omet de lancer une alerte professionnelle omet en réalité de préserver la nécessaire intégration de l’entreprise et de la société » (Tsahuridu et Vandekerckhove).

(7) Transférer vers le salarié une partie de cet impératif d’intégration suscite chez lui le sentiment qu’il doit se conformer à une exigence imposée de l’extérieur – l’exigence de lancer des alertes professionnelles lorsque cela s’avère nécessaire afin de préserver la fonction que remplit l’entreprise au sein de la société.

(8) Or, cet impératif imposé de l’extérieur ne peut que nuire à l’autonomie du salarié, ce qui est contradictoire avec l’un des buts des dispositifs d’alerte professionnelle présenté au (1).

On peut faire observer à juste titre que mon résumé de l’argument passe sous silence certaines hypothèses essentielles (par exemple celle, factuelle, relative au type de dispositif d’alerte professionnelle en question) et en énonce d’autres sans justification (par exemple l’importance supposée fondamentale de d’alerte professionnelle du point de vue de la société). C’est que mon intention est surtout de traiter de l’utilisation que font les auteurs du concept de « personnage » tel que le définit MacIntyre. Ils l’invoquent pour les besoins de leur argument, mais leur choix a des conséquences qui vont bien au-delà car il ouvre une voie de réflexion sur les rôles sociaux, pas seulement professionnels, des employés d’une organisation. Ce sera l’objet de mon prochain article.

Alain Anquetil

(i) E.E. Tsahuridu, & W. Vandekerckhove, « Organisational Whistleblowing Policies : Making Employees Responsible or Liable ? » Journal of Business Ethics, 82, 2008, p. 107–118.

(ii) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. Trad. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997.

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