Les entreprises présentes en Russie ont dû prendre des positions dans le contexte de la guerre en Ukraine. Qu’elles aient décidé d’y rester ou de s’en retirer, elles ont avancé des raisons qui, pour les premières, concernaient leur degré d’engagement ou l’intérêt des consommateurs russes, et, pour les secondes, le respect des sanctions internationales ou les difficultés d’approvisionnement (1). Il a été peu question de leur contribution à la construction de la paix. Pourtant, les entreprises peuvent agir dans ce domaine – les récents Forum de la paix en sont une illustration –, y compris en pratiquant une diplomatie informelle. Reste à saisir leurs motivations. Nous en discutons dans le présent article.

 

1.

Les entreprises peuvent agir pour la paix

On peut expliquer le faible rôle (ou l’absence de rôle) joué jusqu’à présent par les entreprises dans la promotion de la paix en Ukraine par le fait que le conflit est en cours et que sa fin n’est pas en vue. Mais la prépondérance des autorités politiques dans ce domaine régalien fournit une explication plausible. « Le maintien et la préservation de la paix relèvent généralement des Etats », note Ataa Dabour, mais elle ajoute aussitôt que les entreprises ont aussi un rôle dans « la préservation ou le renforcement de la paix » (2).

Ce rôle, elle le décrit à travers les dispositifs institutionnels mis en place par les Nations Unies : les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés en 2011, et l’initiative Business for Peace (B4P) – « une plateforme de dirigeants d’entreprise […] qui vise à étendre et approfondir l’action du secteur privé en faveur de la paix sur le lieu de travail, sur le marché et dans les communautés locales » –, lancée en 2013 dans le cadre du Pacte mondial. Ajoutons que, selon Angelika Rettberg, les entreprises bénéficieraient d’une forme de « popularité croissante » dans ce domaine depuis « la première résolution de l’ONU sur la coopération entre l’ONU et le secteur privé en 2001 » (3).

Dans les « modalités de participation » au B4P, il est indiqué que « toute entreprise déterminée à faire progresser la paix […] peut devenir membre de B4P » (4), ce qui souligne la valeur potentielle de l’engagement de l’entreprise (B4P mentionne son nécessaire « engagement continu ») et suppose son caractère sincère et non instrumental. Nous y reviendrons à la section 4.

Le document met aussi en garde les entreprises contre les conséquences de leur possible action ou inaction dans les zones de conflit ou les zones à haut risque, et les enjoint à collaborer avec d’autres organisations, y compris d’autres entreprises, afin de promouvoir la paix :

« En travaillant de concert avec d’autres parties prenantes, notamment les Réseaux du Pacte mondial, les entreprises peuvent mettre en œuvre et élargir des projets et initiatives visant à faire des progrès sur le front des problèmes locaux qui contribueront à la paix, à la stabilité et au développement. Les entreprises doivent également envisager la manière dont elles peuvent devenir défenseurs de la paix auprès de leurs pairs, de leurs employés, de leurs clients, de leurs investisseurs et du grand public. »

Le sens de cet appel est aussi de rapprocher l’idée de paix, en particulier la paix qui doit régner dans les territoires où opèrent les entreprises, de l’esprit de paix dont celles-ci doivent faire preuve non seulement dans leurs actions externes de promotion de la paix, mais aussi dans leur fonctionnement interne. C’est pourquoi B4P leur demande de « promouvoir la paix sur le lieu de travail ».

La bananeraie de la Frutera aux Philippines en est un exemple. Afin de contribuer à l’apaisement de conflits d’origine religieuse et socio-économique, son président a décidé de faire travailler ensemble des salariés issus de communautés différentes sans attribuer à certains d’entre eux des responsabilités hiérarchiques du fait de leur appartenance à l’une ou l’autre de ces communautés. Il a ainsi « facilité l’amélioration des relations sur le lieu de travail et dans la communauté au sens large » (5). Dans le même esprit, en Irlande du Nord, l’entreprise Futureways « engage intentionnellement des protestants et des catholiques, dans un rapport d’environ 50-50 », afin de les unir à travers la poursuite d’un objectif commun (6).

Ces démarches témoignent de la recherche d’une paix « positive », par contraste avec la paix « négative » qui se limite à l’absence de violence. On la retrouve dans ce propos du sociologue Johan Galtung :

« La paix positive, c’est la coopération en vue d’un bénéfice mutuel et égal – et le mot « égal » est ici très important : quand on est en harmonie, je ressens ce que tu ressens et tu ressens ce que je ressens, parce que nous sommes en quelque sorte unis tous les deux » (7).

 

2.

Typologie des actions des entreprises en faveur de la paix

Beaucoup de travaux décrivent la variété des interventions possibles des entreprises dans la construction de la paix. Un article du Forum économique mondial en recense sept :

– explorer les opportunités économiques qui peuvent contribuer à la prospérité des sociétés en conflit ;

– comprendre le degré d’influence que peuvent exercer les entreprises au-delà du principe de non-nuisance (« ne pas nuire ») ;

– faire travailler des salariés d’origines différentes ;

– investir pour la paix, notamment en identifiant les partenaires locaux qui permettent aux entreprises de bien comprendre le contexte et de réduire leurs risques ;

– payer sa juste part d’impôt – « si l’on perçoit que les entreprises, en particulier les multinationales, évitent de payer leur part, les citoyens risquent d’avoir le sentiment que le système est fondamentalement injuste ; nous avons besoin d’un secteur privé qui soutienne le renforcement des institutions et de l’État de droit » ;

– partager l’information de façon transparente sur les contrats et le fonctionnement des entreprises, comme le propose l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE) ;

– enfin, « exercer son influence pour plaider en faveur de la paix et soutenir les efforts de médiation », à l’image du rôle qu’a joué le secteur privé en Irlande du Nord à travers la Northern Ireland Confederation of Business Industry en « exposant les raisons économiques de la paix » et en faisant pression sur le pouvoir politique. (8)

L’idée que les entreprises peuvent participer à la construction de la paix est bien établie dans la littérature académique. Elles peuvent certes y participer indirectement à travers des pratiques éthiques, mais – et c’est le cas que nous considérons dans cet article – elles peuvent aussi s’engager intentionnellement dans cette voie (9).

Dans un article publié en 2010 dans le Journal of Business Ethics, Jennifer Oetzel et ses collègues distinguent cinq actions possibles que les entreprises peuvent accomplir :

– favoriser le développement économique ;

– adopter des principes et normes externes et respecter l’état de droit ;

– contribuer au sentiment d’appartenance aux communautés dans lesquelles les firmes opèrent en recherchant la confiance avec les parties prenantes ;

– s’engager dans une diplomatie informelle ;

– s’engager dans des pratiques « sensibles aux conflits » et dans l’évaluation des risques. (10)

Certaines de ces actions contribuent au maintien de la paix ou, plus largement, à la prospérité des sociétés. L’une d’elles relève typiquement de la construction de la paix. Il s’agit de la diplomatie informelle.

 

3.

La diplomatie informelle des entreprises

Bien que la diplomatie incombe par nature aux Etats – elle désigne la « science et [la] pratique des relations politiques entre les États, et particulièrement de la représentation des intérêts d’un pays à l’étranger » (11) –, les entreprises n’en sont pas exclues. Quand Oetzel et al. observent que les entreprises peuvent aller au-delà des contributions économiques et sociales liées à leur activité pour s’engager « dans des initiatives diplomatiques de type informel », ils pensent à un rôle particulier : celui de « médiateur entre des groupes en conflit », qui a été évoqué à la section 2. Car les entreprises sont potentiellement des « intermédiaires crédibles » aux yeux des autorités politiques. Galtung observait à ce propos qu’« une personne extérieure verra très souvent des choses que les parties au conflit [dans des guerres civiles] ne voient pas elles-mêmes car elles sont trop proches » (12). Oetzel et al. illustrent ce rôle à travers l’exemple de la période précédant la sortie de l’Afrique du Sud de l’apartheid, au cours de laquelle des entreprises ont collaboré avec des journalistes et l’ANC (le Congrès national africain) pour favoriser la sortie de l’apartheid et l’avènement de la paix (13).

Le but de ce genre d’initiative est surtout d’établir un dialogue entre les parties en conflit. D’autres initiatives y contribuent, comme la participation à des accords multilatéraux mondiaux ou les partenariats avec des ONG. Timothy Fort et Cindy Schipani mettent aussi en avant la dimension personnelle de la diplomatie informelle (14). Elle suppose que les dirigeants d’entreprises exercent un leadership qui puisse les conduire à « traiter directement avec les responsables gouvernementaux ainsi qu’avec la société ». De telles démarches sont favorisées par le fait que ces dirigeants n’appartiennent pas aux sphères politique et militaire, et par les liens qui peuvent exister entre l’élite politique et l’élite économique (15).

C’est à ce type de diplomatie informelle – ou plutôt à son absence – que la presse occidentale a fait référence à propos du rôle des oligarques russes. Le journal belge L’Echo l’illustre en rapportant l’atmosphère d’une réunion qui s’est tenue peu avant le commencement de la guerre entre le président russe et des représentants des milieux d’affaires de son pays : « la forme de la rencontre excluait […] tout débat », écrit-il, avant d’expliquer qu’« en accédant au pouvoir, Poutine leur promit de ne pas remettre en question leur fortune mal acquise, en échange de leur loyauté et de leur promesse de se tenir à l’écart de la politique – pour le dire en quelques mots : ‘Sois riche et tais-toi’ » (16).

 

4.

Une logique fondée sur les intérêts

On se souvient de la formule de Business for Peace : « Toute entreprise déterminée à faire progresser la paix […] peut devenir membre de B4P ». Le mot « déterminé » laisse penser que les entreprises ont une raison morale de promouvoir la paix, une raison elle-même fondée sur des principes de niveau supérieur qui pourraient être, par exemple, ceux que proposa Jean XXIII dans son encyclique Pacem in Terris (La paix sur terre) : vérité, justice, charité et liberté (15). Il précisait que « la paix rend service à tous : individus, familles, nations, humanité entière », suggérant aussi qu’elle est aussi dans l’intérêt des êtres humains.

Cette référence au concept d’intérêt n’a rien d’étonnant. Nous avons vu qu’il entrait dans la définition de la diplomatie. L’art de concilier des intérêts (17) concerne aussi sa version informelle, car la diplomatie informelle engage les intérêts des entreprises.

Le journal L’Echo mettait en scène ce concept à propos de l’oligarque russe Mikhaïl Fridman – qui a appelé « à mettre fin à la guerre en Ukraine » – en remarquant qu’il avait « bien conscience que l’influence des oligarques, dont les intérêts sont toujours plus alignés sur ceux des marchés occidentaux, se réduit comme peau de chagrin » (18). Cet « alignement » des intérêts économiques réduisait bien sûr leurs chances d’influencer le pouvoir politique russe. Mais il arrive également que, dans le jeu permanent dans lequel ils sont pris, les intérêts économiques n’aient pas assez de poids pour peser sur les décisions politiques. Guy Ben-Porat remarquait à propos du conflit israélo-palestinien :

« L’influence des entreprises dépend […] de la question en jeu. Pour les questions économiques ‘pures’ dans lesquelles le public est moins impliqué, l’influence directe de la communauté des affaires sur les décideurs politiques est suffisante. Mais lorsque l’enjeu est plus large et qu’il est lié à des questions d’identité et de sécurité nationale, l’influence des entreprises dépend non seulement de leurs relations avec le gouvernement, mais aussi de leur capacité à obtenir un large soutien du public. » (19)

Dans ce dernier cas – qui semble aujourd’hui être celui de la Russie –, la diplomatie informelle des entreprises a peu de chance d’aboutir. « Sois riche et tais-toi », disait l’article de L’Echo. Beaucoup d’entre elles se plient sans doute à cette sinistre maxime.

Alain Anquetil


(1) Voir par exemple « Guerre en Ukraine. Rester ou quitter la Russie : le dilemme des entreprises françaises », Ouest France, 23 mars 2022 ; « Guerre en Ukraine : Décathlon stoppe finalement ses activités en Russie », LSA, 29 mars 2022 ; « Guerre en Ukraine : pourquoi la Société Générale s’obstine à rester en Russie ? », Capital, 24 mars 2022 ; « Auchan, Leroy Merlin, Décathlon… Pourquoi le groupe Mulliez reste en Russie », Capital, 22 mars 2022.

Mise à jour du 11 avril 2022 : « Guerre en Ukraine : coûteuse retraite de Russie pour la Société Générale », Le Figaro, 11 avril 2022.

(2) A. Dabour, « Business responsibility in promoting peace », The Human Security Centre, 8 avril 2021.

(3) A. Rettberg, « Need, creed, and greed: Understanding why business leaders focus on issues of peace », Business Horizons, 59(5), 2016, p. 48-492.

(4) Je mets les italiques.

(5) V. Crawford, « 7 ways business can be agents for peace », World Economic Forum, 28 mai 2019.

(6) T. L. Fort & C. A. Schipani, « An action plan for the role of business in fostering peace », American Business Law Journal, 44(2), 2007, p. 359–377.

(7) « An interview with Johan Galtung », Peace Insight,12 mars 2012.

(8) V. Crawford, op. cit.

(9) J. Forrer, T. Fort & R. Gilpin, « How business can foster peace », The United States Institute of Peace, Special Report 315, 2012.

(10) J. Oetzel, M. Westermann-Behaylo, C. Koerber, T. L. Fort & J. Rivera, « Business and peace: Sketching the terrain », Journal of Business Ethics, 89(4), 2010, p. 351-373.

(11) Source : CNRTL.

(12) « An interview with Johan Galtung », op. cit.

(13) Ils font référence à une rencontre en 1985 entre quatre dirigeants d’entreprises, trois journalistes, le président de l’ANC et cinq de ses dirigeants. Voir D. Lieberfeld, « Evaluating the contributions of track-two diplomacy to conflict termination in South Africa, 1984-90 », Journal of Peace Research, 39(3), 2002, p. 355-372.

(14) T. L. Fort & C. A. Schipani, The Role of business in fostering peaceful societies, Cambridge University Press, 2004.

(15) Voir par exemple G. Ben-Porat, « Business and peace: The rise and fall of the new Middle East », World Political Science Review, 1(1), 2005, p. 40-52.

(16) « Même les oligarques ‘critiques’ n’auraient plus l’oreille de Poutine », L’Echo, 4 mars 2022. Voir aussi « Guerre en Ukraine : les oligarques russes ont-ils vraiment de l’influence sur Poutine ? », La Dépêche, 6 mars 2022.

(17) La diplomatie est la « connaissance des règles, des traditions et des usages qui régissent les rapports entre les États ; [l’]art de concilier leurs intérêts respectifs », selon le Dictionnaire de l’Académie française (9e édition).

(18) « Même les oligarques ‘critiques’ n’auraient plus l’oreille de Poutine », op. cit.

(19) G. Ben-Porat, 2005, op. cit.

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