Le drame du 13 novembre 2015 à Paris inspire cet article consacré à l’éthique des affaires en temps de guerre – sans que référence soit faite à la situation actuelle ni à l’interprétation dominante qui la considère comme un « état de guerre ». C’est un sujet d’importance et malheureusement d’actualité à cause, plus largement, du « climat de guerre » qui touche beaucoup de régions du monde (1).

Même si l’on n’est pas préparé à traiter de ce sujet – même si, en particulier, on n’a pas en tête la « doctrine de la guerre juste » (2), qui a été largement discutée en philosophie et qui fait toujours aujourd’hui l’objet de débats,– on devine que la question va porter sur la « séparation » (3), justifiée par cette doctrine, entre combattants et non-combattants, ceux-ci comprenant notamment les civils et les entreprises. Il appartient aux combattants de faire cette distinction, c’est-à-dire de ne faire la guerre (selon les critères de cause juste, de proportionnalité, etc.) qu’aux combattants ennemis.

Naturellement, la séparation peut s’avérer délicate. Sans doute faudra-t-il considérer des degrés d’implication ou de responsabilité d’acteurs présumés non-combattants dans la commission d’actes moralement condamnables en temps de guerre. Ce qui nécessitera d’être en mesure d’identifier ce qui, par exemple de la part d’une firme, constitue une contribution à un acte violant les critères de la guerre juste.

On distinguera aussi les actions qui surviennent en temps de guerre de celles qui surviennent avant, contribuant à son déclenchement ou à sa prévention – ce qui réfère à la distinction entre jus in bello et jus ad bellum.

Avec cet arrière-plan, on pourra déjà tenter de proposer des critères permettant d’évaluer le comportement moral d’une firme en temps de guerre (voire avant son déclenchement), parmi lesquels on comptera la nature de son activité, une entreprise d’armement, par exemple, étant susceptible de présenter une plus grande implication.

Soit dit en passant, on n’oubliera pas de réfléchir au statut moral d’une firme (est-elle une personne morale ou un agent moral, c’est-à-dire, dans un cas comme dans l’autre, une entité à laquelle on peut attribuer une responsabilité morale ?) et de prendre position. Car si l’on devait conclure qu’une firme n’est ni une personne morale (au sens où elle possède les propriétés d’une personne réelle), ni un agent moral (au sens où elle peut agir pour des raisons morales sans pour autant être une « vraie » personne), elle ne pourrait être jugée responsable de ses actions, en tout cas pas au même degré que leurs auteurs. Selon cette conception, les activités d’une firme seraient déterminées par des causes externes, par exemple des directives de l’État, et c’est ce donneur d’ordres qui porterait alors la responsabilité morale des actes de son représentant.

Si l’on souhaite gagner un peu de temps et de profondeur, on consultera avec profit l’article que Miguel Alzola a publié en 2011 sur l’éthique des affaires en temps de guerre (4). Après une première partie consacrée à la responsabilité des acteurs, il traite des obligations spéciales que les firmes devraient respecter dans ce contexte particulier.

Si l’on considère que la guerre ne regarde que les États et leurs armées, la question de la responsabilité des firmes ne se pose pas, pas plus qu’elle ne se pose pour les non-combattants. « Selon ce point de vue », précise en effet Alzola, « les firmes, comme les civils, n’ont aucune obligation spéciale en temps de guerre. Les responsabilités des entreprises sont les mêmes en temps de guerre et en temps de paix. »

C’est précisément ce point de vue qu’Alzola s’attache à critiquer en défendant l’idée que les firmes ont des « obligations spéciales » en temps de guerre. Malheureusement, il ne précise pas ce que sont de telles obligations alors que le langage des obligations convient si bien à l’éthique des affaires (l’une de ses tâches étant de définir les obligations morales auxquelles toute entreprise est tenue). Un article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy y est par exemple consacré (5). On y lit qu’une « obligation spéciale » est « due à un sous-ensemble de personnes, par contraste avec les devoirs naturels qui sont dus à toutes les personnes du seul fait qu’elles sont des personnes ». Plusieurs arguments ont été proposés quant à leur origine (attentes, promesses, contrats, qualité des personnes…), et l’on aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient présentés dans le cadre de l’article d’Alzola.

Cependant, si, pour l’auteur, « la période de guerre crée des obligations morales spéciales non seulement pour les civils, mais aussi pour les entreprises », c’est pour des raisons de justice (même si le souci de sa réputation, précise-t-il, peut aussi intervenir). C’est la justice, spécifiquement celle qui est présente dans l’idée de « cause juste », qui fonde l’obligation spéciale des firmes (6), valable en tant de guerre, de sélectionner leurs clients. Ainsi, « les firmes devraient faire des distinctions entre les causes poursuivies par leurs clients potentiels lorsque ceux-ci [des États] décident de faire la guerre. C’est-à-dire qu’elles devraient sélectionner, en se fondant sur des considérations de justice, ceux avec lesquels elles désirent travailler ».

On pourra rétorquer que, si l’argument est valide et légitime, il n’entraîne aucune obligation « spéciale ». En effet, même en temps de paix une firme devrait sélectionner ses clients sur le fondement de critères de justice. Les entreprises disposant de programmes éthiques affirment refuser la corruption, ce qui implique de refuser de travailler avec des firmes pratiquant la corruption. Ce qui pourrait suffire à mettre en échec l’argument d’Alzola, sauf à montrer qu’en temps de guerre, par contraste avec le temps de paix, l’idée de justice joue un rôle déterminant, plus déterminant que celui de la réputation, pour fonder les décisions des entreprises.

Alain Anquetil

(1) L’expression a été employée par le pape François, cf. « Le pape François s’inquiète de la montée d’un « climat de guerre » dans le monde » (Le Figaro du 6 juin 2015). Voir aussi la carte proposée par 20 Minutes le 7 juin 2015 (« Conflits dans le monde: La carte des zones dangereuses »).

(2) En anglais, on emploie le terme plus approprié de « discrimination », que l’on peut d’ailleurs utiliser en français dans le même sens. L’article « Just War Theory » de l’Internet Encyclopedia of Philosophy affirme par exemple : « The principle of discrimination concerns who are legitimate targets in war ».

(3) On se réfèrera à l’article que lui consacre Wikipedia ou à celui d’Eduscol qui met en exergue le caractère paradoxal de l’expression « guerre juste » (après tout, la possibilité d’une guerre juste revient à justifier moralement la commission de crimes, « justifier moralement » signifiant bien sûr : « pouvoir défendre moralement » et non « prescrire comme un idéal ») et explique clairement la généalogie de la doctrine et ses principaux critères. Pour approfondir, on pourra consulter l’ouvrage de Monique Canto-Sperber, L’idée de guerre juste. Éthique et philosophie morale, Paris, PUF, 2010, le numéro que la revue Raisons Politiques a consacré à la guerre juste en 2012 et, en anglais, l’article « War » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy de Brian Orend (2008).

(4) M. Alzola, « The Ethics of Business in Wartime », Journal of Business Ethics, 99, 2011, p. 61-71.

(5) D. Jeske, « Special obligations », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2014, E. N. Zalta (ed.).

(6) En particulier celles qui ont des activités militaires, par exemple les entreprises de services de sécurité et de défense.

 

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