Mon dernier article portait sur le « vague ». J’y avais pris l’exemple de l’« initiative de Cantona », qui appelait les citoyens français à retirer leur argent des banques. Il ne s’agissait pas de traiter des causes ou des raisons de cette initiative, mais de remarquer que les mots « appel », « mouvement », « avertissement » et « menace » ne permettaient pas de la définir clairement. J’en avais conclu que le langage utilisé pour en rendre compte était vague, et j’ai suggéré que ce caractère vague ne devait pas être évalué de façon négative. J’aborde ce dernier point dans le présent article.

Certains philosophes contemporains s’intéressent au vague du langage et de la réalité. L’origine de leur interrogation se trouve dans un texte de Bertrand Russell (1923) (1). Celui-ci y affirmait que le vague est une propriété du langage, non du monde réel, et qu’attribuer au monde la propriété, propre au langage, d’être vague est une « tendance » fausse, qu’il appela « sophisme du verbalisme ». Dans le cas qui nous occupe, seul le vague du langage sera considéré.

Au demeurant, une grande partie des faits réels relatifs à l’« appel de Cantona » étaient des faits relevant du langage. La définition du vague n’a pas vraiment changé depuis celle que l’on trouve dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 : « Indéfini, qui n’a point de bornes fixes et déterminées ». L’application de l’adjectif « vague » se situe dans le domaine du langage et des états mentaux (pensées, désirs, sentiments) : « Ainsi on dit pensées vagues, discours vagues, propositions vagues, promesses vagues, raisonnements vagues, pour dire des pensées, des discours, des propositions, des promesses, etc. qui n’ont rien de fixe et de déterminé, dont on ne peut rien tirer de précis ». Des concepts dont le sens est apparemment évident sont vagues, comme « rouge » ou « chauve » (des exemples de Russell).

Comme le dit Sorensen dans l’article « Vagueness » du Stanford Dictionary of Philosophy, « « grand » est vague parce qu’il est difficile de dire d’un homme d’un mètre quatre-vingt qu’il est clairement grand ou clairement non-grand » (2). Aussi le principe logique du tiers exclu, selon lequel si deux propositions sont contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse, ne s’applique apparemment plus dans le domaine du vague. Son manque de netteté et son caractère indéfini n’impliquent pas que le vague du langage doive être jugé négativement.

Sans doute, rechercher la précision est une condition pour rendre le langage compréhensible et la communication possible. Mais on peut défendre l’idée que le vague du langage est utile parce qu’il permet de mieux rendre compte du vague du monde réel (du moins si l’on croit que le monde peut être vague). On peut aussi souligner l’importance du vague propre à certaines propositions générales, par exemple des principes éthiques élevés (justice, autonomie, respect, etc.). Leur imprécision n’est pas un défaut : elle signifie que ces principes sont en attente de spécification et que leur caractère général favorise la délibération lorsqu’ils sont invoqués dans des contextes particuliers.

Cette remarque peut être transposée à l’exemple de l’« initiative de Cantona ». Elle renvoie à l’un des effets possibles du vague : susciter la réflexion. Ce n’est qu’une hypothèse (difficilement vérifiable), mais le nombre de commentaires publiés sur les blogs suggère que cet effet a pu se manifester. Bien sûr, d’autres causes expliquent l’importance de la communication qu’a engendré cet événement (par exemple, au-delà des causes profondes, la personnalité de celui qui en était à l’origine ou le fait qu’une date, un « jour J », avait été fixée). Mais le vague de la définition de l’initiative en question a pu jouer le même rôle que la difficulté à catégoriser un objet, une personne ou un fait.

Pour le comprendre, il est utile de se référer au problème de la catégorisation des personnes ayant des traits de caractère apparemment incompatibles. Ewa Drozda-Senkowska prend l’exemple d’un diplômé de Harvard qui serait également menuisier (3). Une première catégorisation conduit à considérer que cette personne est à la fois cultivée et « un peu rude, manuelle ». Comment concilier ces traits contradictoires ? Selon Drozda-Senkowska, « plus la combinaison des appartenances catégorielles est surprenante et donc en apparence conflictuelle, plus forte est la recherche d’explication et, avec elle, le recours au raisonnement causal ». Il semble tout à fait plausible qu’une telle recherche d’explication en vue d’une catégorisation ait pu être suscitée par le vague de l’« initiative de Cantona ».

En revanche, un autre effet possible du vague paraît à première vue absent : le plaisir esthétique qui peut l’accompagner. Il est mentionné dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1835. Ainsi, le vague « se dit aussi de certaines causes et de certains effets, dont on ne peut nettement se rendre compte, et qui plaisent par ce qu’ils ont d’incertain et d’indéfini. Une vague et douce mélancolie. J’éprouvais un sentiment vague et plein de charme. Une vague rêverie. De vagues rêveries ». Rien d’étonnant que la peinture suscite ce « plaisir de l’incertain et de l’indéfini » caractéristique, par exemple, du clair-obscur, du sfumato, « des formes indécises, des teintes aériennes ou vaporeuses qui donnent à la composition une sorte de charme mystérieux », comme le dit le Dictionnaire. Ce plaisir, on le ressent aussi dans la poésie, par exemple dans le beau vers de Kathleen Raine : « Je trace le contour de sa main qui disparaît sur un nuage » (« I trace the contour of his hand fading upon a cloud ») (4).

Il est bien peu plausible qu’un plaisir esthétique ait pu être directement ressenti à cause du vague dans le cas de l’« initiative de Cantona ». Évoquer le plaisir qui accompagne la recherche d’explication indiquée plus haut, une sorte de plaisir de la curiosité, paraît un peu tiré par les cheveux. De même pour les images évoquées par la nouveauté ou par la perspective d’un changement social. Mais qui sait ? Le vague a des effets mystérieux.

Alain Anquetil


(1) Russell, B. (1923). Vagueness. Australasian Journal of Philosophy and Psychology, 1, p. 84-92.
(2) Sorensen, Roy, « Vagueness », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2008 Edition), Edward N. Zalta (ed.), http://plato.stanford.edu/archives/fall2008/entries/vagueness/.
(3) Drozda-Senkowska, E. (1999). Psychologie sociale expérimentale. Paris : Armand Colin. L’auteur fait référence aux travaux de Kunda, Miller et Claire (1990).
(4) « Isis errante », in Le royaume invisible, trad. F.-X. Jaujard, Orphée / La Différence, 1991.


Image à la une : Ricardo Gomez Angel sur Unsplash

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