En février 2019, plusieurs associations ont publié un rapport, « Année 1 : les entreprises doivent mieux faire », sur la mise en œuvre de la loi sur le devoir de vigilance un an après son entrée en vigueur, le 1er janvier 2018 (1). Dans un récent article sur le sujet, Novethic a souligné que les entreprises concernées, du moins une majorité parmi celles qui ont été incluses dans la sélection analysée, « jouaient la montre » (2). D’une façon générale, selon Novethic, « l’esprit de la loi [a été] peu respecté ». Mais que désigne « l’esprit de la loi » ? L’objet du présent billet est d’explorer le sens de cette expression. Nous distinguerons cinq interprétations.

 

Première interprétation : l’esprit de la loi se confond avec son principe ou idée centrale.

Cette interprétation est donnée dans l’article de Novethic, qui, sous le chapeau « L’esprit de la loi peu respecté », résume deux passages du rapport « Année 1 : les entreprises doivent mieux faire ». Voici les citations d’origine :

(a) « Notre constat général est que les premiers plans publiés en 2018 ne répondent que très partiellement aux objectifs et aux exigences de la loi, notamment en termes d’identification des risques de violations, de leur localisation, et des mesures mises en œuvre pour les prévenir. »

L’esprit de la loi se ramène ici « à ses objectifs et à ses exigences », c’est-à-dire à sa raison d’être, son principe ou son idée centrale. Les signataires du rapport précité soulignent ainsi que « l’application de cette loi [doit répondre] à son objectif central : prévenir les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement ».

On oppose souvent l’esprit de la loi et la lettre de la loi. Cette opposition est mentionnée dans le rapport. Il évoque, à propos d’un cas particulier, « un pur exercice de forme qui ne témoigne pas de la prise en compte de [la] responsabilité de donneur d’ordre ». Et il souligne le nécessaire caractère continu de l’engagement à respecter le devoir de vigilance : « la vigilance doit s’exercer tout au long de l’année, et pas seulement au moment de la réédition du plan », étant entendu que le plan peut subir des révisions en cours d’année. En bref, l’interprétation numéro 1 est fondée sur l’importance d’une adhésion réfléchie à une obligation.

 

Deuxième interprétation : l’esprit de la loi conduit les entreprises à prendre conscience de leur responsabilité de donneur d’ordre.

On trouve une version de cette interprétation dans un article des Echos qui rendait compte d’une analyse, menée par le cabinet Ernst & Young, des premiers plans de vigilance (3) :

(b) « En rédigeant leur document, les entreprises ont pris conscience de la nécessité de prendre en compte l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, comme ce groupe français qui achetait du verre en Chine et qui s’est rendu compte que le verre en question était fabriqué à partir de sable importé du Vietnam et issu d’exploitations très destructrices pour les écosystèmes de la région. »

De cet argument de l’effet de l’esprit de la loi sur la prise de conscience d’un enjeu moral pourrait découler le corollaire suivant : une norme juridique a un pouvoir motivationnel plus important qu’une norme morale (4). Le rapport « Année 1 : les entreprises doivent mieux faire » l’affirme à propos du secteur de l’habillement, qui a fait l’objet d’une revue spécifique :

(c) « Cet évènement dramatique [l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013] a démontré l’urgence de faire évoluer le modèle de croissance d’un secteur dans lequel vingt années de soft law et d’engagements ‘éthiques’ n’ont pu prévenir le pire accident de son histoire. »

La thèse est que des engagements éthiques volontaires de la part des entreprises donneuses d’ordre ne suffiraient pas à mettre en application l’idée centrale de la loi sur le devoir de vigilance. L’expérience témoigne de cette insuffisance.

Il s’agit d’une affirmation quasi contre-intuitive, car on s’attendrait à ce que de tels engagements véhiculent précisément un « esprit », celui-ci se référant à des principes d’action délibérément adoptés. Ce qu’énonce l’interprétation numéro 2 de l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance, c’est le fait, pour l’entreprise, de reconnaître que sa responsabilité découle des obligations définies dans la loi.

 

Troisième interprétation : l’esprit de la loi signifie que les entreprises visées doivent se soucier d’autrui et non seulement d’elles-mêmes.

Le rapport « Année 1 : les entreprises doivent mieux faire » l’affirme sans détour, en particulier dans deux passages.

Le premier fait partie du bilan général de la première année d’exécution de la loi :

(d) « [Les] entreprises ont souvent mentionné les risques que les violations possibles des droits humains font courir à l’entreprise et à sa performance, alors que ce sont bien les risques que l’entreprise suscite en matière d’atteintes aux droits humains et à l’environnement qui devraient constituer le sujet de ces plans. » (5)

Le second passage concerne le secteur de l’armement :

(e) « Il est temps que les entreprises changent de paradigme et comprennent que la loi leur impose d’analyser le risque non pour elles-mêmes, mais bien pour les droits humains. »

L’extrait suivant, issu des « Questions fréquemment posées » sur la loi sur le devoir de vigilance, dont la publication est antérieure au rapport précité, donne une version éloquente de cette interprétation :

(f) « Le fait d’instaurer légalement une obligation de vigilance pour les entreprises en matière de droits humains devrait contribuer à donner progressivement la priorité aux risques pour les personnes et l’environnement plutôt qu’aux profits pour les entreprises. »

 

Quatrième interprétation : l’esprit de la loi invite à considérer la nécessité de changer de modèle économique.

L’invitation en question est une incitation, non une obligation. L’esprit de la loi renvoie ici à une situation désirable, voire à un idéal. L’interprétation numéro 4 figure clairement dans le rapport « Année 1 : les entreprises doivent mieux faire » – les énoncés (e) et (f) ci-dessus y faisaient déjà référence. En voici une occurrence encore plus directe relative à des entreprises du secteur de l’habillement :

(g) « En ne publiant pas de plan, elles enfreignent non seulement leur obligation légale, mais témoignent de leur refus, au-delà de mesures cosmétiques, de prendre la mesure de leur responsabilité à faire évoluer une industrie qu’elles contribuent, par leur modèle, à tirer vers le bas (production à bas coût, augmentation des volumes, collections renouvelées en permanence comme paradigme central). »

 

Cinquième interprétation : l’esprit de la loi suppose des qualités du caractère.

Au début de son bilan général, le rapport mentionne des qualités du caractère. Il y est fait référence soit indirectement – la « lisibilité », l’« accessibilité », l’« exhaustivité » et la « transparence » sont des propriétés d’une pratique qui supposent des vertus telles que la probité, la prudence, l’ingéniosité, la persévérance, le fait d’être digne de confiance –, soit directement à travers la « sincérité » :

(h) « [La] conception du plan [de vigilance] doit être guidée par les principes de lisibilité et d’accessibilité d’une part, et de transparence, d’exhaustivité et de sincérité d’autre part. » (6)

 

Conclusion

Que conclure de ces cinq interprétations de l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance ?

D’un point de vue moral, la principale conclusion est que chacune de ces interprétations pourrait exprimer ou illustrer une théorie morale normative. Voici, pour fixer les idées, une possible correspondance des cinq interprétations (classées dans l’ordre) avec les théories normatives :

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L’esprit de la loi pourrait être décrit à l’aide de prescriptions morales issues de ces perspectives normatives. Il serait alors représenté sous différentes descriptions, un peu à la manière des tests de la décision éthique qui ont été proposés dans l’éthique des affaires. Par exemple, dans un article paru en 1991 dans le Journal of Business Ethics, Gene Laczniak et Patrick Murphy avaient énoncé une « séquence de [huit] questions visant à améliorer le raisonnement moral », séquence qui était fondée sur une variété de perspectives morales – dont les quatre indiquées ci-dessus (7).

La critique que l’on peut formuler à l’égard d’une telle conception de l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance est que les prescriptions issues des perspectives normatives pourraient s’avérer incompatibles. Si déontologisme, utilitarisme, éthique de la vertu et éthique du care peuvent générer des résultats convergents, c’est-à-dire prodiguer le même conseil moral à une personne confrontée à un choix, elles sont fondées sur des axiomes et des philosophies différentes. Et, naturellement, la convergence n’est pas la norme.

On peut formuler une deuxième critique. Si l’esprit de la loi suppose que des prescriptions morales soient respectées (celles qui sont résumées ci-dessus), alors on peut en conclure que l’activité des entreprises devraient être également gouvernées par ces prescriptions. Leur conception de l’éthique devrait y être soumise. Cependant, compte-tenu des exigences morales portées par les théories normatives en question, on peut douter que cette vision substantielle de l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance puisse mobiliser les entreprises.

D’un autre côté, en raison des objectifs visés par la loi, il ne paraît pas concevable que les entreprises s’en tiennent au seul respect de la lettre. Faudrait-il alors s’en tenir à la recherche de « l’intelligence intérieure des textes », selon les mots de Philippe le Tourneau (8) – un respect intelligent de la lettre de la loi ? Une telle recherche risquerait de ramener à une conception substantielle de l’esprit de la loi, telle que celle esquissée ci-dessus.

La réflexion est prise dans un mouvement circulaire. Mais il ne s’agit pas d’un cercle vicieux. Plutôt d’un ingrédient supplémentaire – et dérangeant – de « l’esprit de la loi ».

Alain Anquetil

(1) Le rapport a pour titre complet : « Loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre – Année 1 : les entreprises doivent mieux faire ». Les associations sont Les Amis de la Terre France, Amnesty International France, CCFD-Terre Solidaire, Collectif Ethique sur l’étiquette, ActionAid France-Peuples Solidaires, Sherpa. Voir aussi ce communiqué : « Rapport : Deux ans après l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance, les entreprises dans le viseur des ONG ».

(2) « Devoir de vigilance : les entreprises jouent la montre », 25 mars 2019.. Sur cette expression, voir mon récent article : « Qu’y a-t-il de paradoxal à jouer la montre ? ».

(3) « Devoir de vigilance des entreprises : un premier bilan en demi-teinte », Les Échos, 27 septembre 2018, et « Loi sur le devoir de vigilance : analyse des premiers plans devigilance par EY », 1er septembre 2018.

(4) Je ne discute pas ici de la liaison logique entre les deux propositions, qui me conduit à qualifier la seconde de corollaire de la première.

(5) A noter ce passage sur les matrices de matérialité, outil très utilisé en matière de RSE :

« Pour plus des deux tiers des plans de vigilance étudiés, les méthodologies liées à l’identification des risques sont ainsi insuffisantes, voire inexistantes. Pour de très nombreuses entreprises, la hiérarchisation des enjeux est élaborée au moyen d’une matrice de matérialité, c’est-à-dire en fonction des attentes des parties prenantes et de l’importance de ces enjeux pour la performance de l’entreprise. »

(6) Il est à noter que les expressions « vigilance sincère », « exigence de transparence » et « démarche RSE exhaustive » étaient mentionnées dans le rapport parlementaire sur la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre du 11 mars 2015.

(7) G. R. Laczniak et P. E. Murphy, « Fostering ethical marketing decisions », Journal of Business Ethics, 10(4), 1991, p. 259-271.

(8) P. le Tourneau, L’éthique des affaires et du management au XXIe siècle, Editions Dalloz – Sirey, 2000.

[cite]

 

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