Les footballeuses sont-elles des sortes d’incarnations de l’Homo sociologicus ? Expriment-elles, à travers leur rôle de joueuse, voire à travers leur être singulier, les caractéristiques d’une personne sociale ? Comme d’autres formules composées avec le substantif « Homo » (« l’être humain »), Homo sociologicus désigne un homme (au sens générique) menant un certain type d’activité, considérée sous une certaine description (1).
L’union d’un être (Homo) à un adjectif qui le détermine (sociologicus) ne soulève apparemment aucune difficulté de compréhension. Il va de soi que l’être humain a des activités sociales comme il a des activités économiques, ludiques et psychologiques. Ces dernières, cependant, recoupent l’activité sociale. Par exemple, l’activité économique suppose des interactions sociales. L’Homo sociologicus et l’Homo œconomicus devraient donc posséder des caractéristiques communes, suggérant que l’hypothèse d’un « Homo socio-economicus » serait plus pertinente que celle d’un Homo œconomicus (en vérité, l’Homo socio-economicus existe lui aussi, comme nous le verrons dans un instant).
Une autre difficulté vient de ce que les expressions qui leur correspondent – Homo œconomicus, Homo ludens, Homo psychologicus et Homo sociologicus – ressemblent soit à des raccourcis pratiques, soit à des formules désignant une théorie d’arrière-plan. Les deux usages (raccourci et formule théorique) se rejoignent souvent. On le voit dans le cas de l’Homo œconomicus, que le Collins English Dictionary définit comme « un être humain théorique qui calcule rationnellement les coûts et les bénéfices de chaque action avant de prendre une décision, et qui est au fondement d’un certain nombre de théories et de modèles économiques ». Cet être théorique existe sous certaines conditions, mais les personnes humaines ne se réduisent évidemment pas à cette seule description. Dans ce qui suit, nous nous demandons ce qu’il en est de l’Homo sociologicus – nous nous demandons si sa définition a un intérêt pratique et pas seulement théorique.
Avant d’en indiquer une définition, penchons-nous sur ses cousins.
Nous avons déjà mentionné le plus fameux des « Homo + adjectif latinisé », l’Homo œconomicus. De cet être, Edward Williams et Chapman Findlay disaient qu’« il devient de plus en plus évident, si l’on suit les conclusions issues d’autres disciplines [non économiques] (psychologie, philosophie, sciences politiques et sociologie en particulier), que la notion simpliste d’‘homme économique’, si souvent postulée dans la littérature économique, relève plus de l’imagination que de la réalité » (2).
La création de l’Homo socio-economicus provient de cette carence, mais lui-même répond à de multiples définitions selon la vision qu’on a de l’homme et de la société. Ainsi, après avoir proposé neuf variantes de l’Homo œconomicus, l’économiste Thomas Nitsch décrivait différents types d’Homo socio-economicus (3). Si l’on affirme, comme Edward Boyle, un tenant du personnalisme, que l’Homo œconomicus se rapporte à l’activité économique de l’individu et l’Homo socio-economicus à celle de la personne (4), cela signifie, selon lui, que
« L’Homo socio-economicus est à la fois ‘un être libre indépendant et un être social dépendant’ (Schuyler, 1953). Pour l’Homo socio-economicus, la justice et la charité sont les principes fondamentaux. Pesch [Heinrich Pesch était un économiste solidariste et catholique] rejette l’homo economicus de l’économie de marché conventionnelle, affirmant au contraire que ‘les individus sont des personnes humaines, des sujets (porteurs) de la même nature humaine métaphysique en vertu de laquelle les personnes sont ordonnées à toutes les valeurs relatives à l’humanité, y compris les valeurs économiques’ (Gundlach, 1951). » (5)
Considérons maintenant deux autres formules : Homo hierarchicus et Homo aequalis. Dues à Louis Dumont, ces expressions caractérisent l’homme dont la conduite est (en partie) déterminée par le type de société dans lequel il vit. Au début de Homo aequalis, publié en 1977, Dumont précisait les origines de ces deux expressions après avoir noté que « les véritables variétés d’hommes que l’on peut distinguer à l’intérieur de l’espèce sont des variétés sociales » :
« La variété correspondant à la société des castes [dans Homo hierarchicus, publié en 1966, Dumont avait étudié le système des castes en Inde] est caractérisée essentiellement par sa soumission à la hiérarchie comme valeur suprême, exactement à l’opposé de l’égalitarisme qui règne, comme l’une de leurs valeurs cardinales, dans nos sociétés de type moderne. » (6)
Passons à l’Homo ludens. Johan Huizinga place cet être-là au même niveau qu’Homo sapiens et Homo faber (l’homme qui fabrique). Il notait ainsi que
« Déjà sous ses formes les plus simples, et dans la vie animale, le jeu est plus qu’un phénomène purement physiologique ou qu’une réaction psychique physiologiquement déterminée. Il dépasse en soi les limites d’une activité exclusivement biologique ou du moins exclusivement physique. Le jeu est une fonction riche de sens. Dans le jeu ‘joue’ un élément indépendant de l’instinct immédiat de la conservation, et qui prête à l’action un sens. » (7)
Et l’Homo psychologicus ? Pour Ralf Dahrendorf, cet être théorique est « le second ‘homme’ des sciences sociales » après l’Homo œconomicus (8). Créé (selon Dahrendorf) par Sigmund Freud, l’Homo psychologicus est, selon ses termes, « l’homme qui, même s’il fait toujours le bien, peut toujours vouloir faire le mal – c’est l’homme aux motifs invisibles qui n’est pas le plus populaire parce que nous en avons fait l’ingrédient d’une sorte de jeu de société. »
Il y a bien sûr des manières moins ironiques de considérer l’Homo psychologicus, mais celle de Martin Seligman et de ses collègues ne joue pas non plus en sa faveur :
« L’être humain canonique, l’Homo psychologicus, est prisonnier du passé et du présent. Si vous voulez savoir ce que les êtres humains feront à l’avenir, il vous suffit de connaître quatre choses :
1. Leur histoire
2. Leur constitution génétique
3. Les stimuli auxquels ils sont actuellement soumis
4. Leurs pulsions et leurs émotions présentes. » (9)
Si Seligman et ses collègues insistent sur la prédiction de la conduite d’une personne, c’est parce qu’ils considèrent que la capacité prospective de l’être humain, c’est-à-dire sa capacité à agir selon des représentations orientées vers le futur, est la marque de l’Homo sapiens :
« […] Nous croyons que cette capacité humaine inégalée qui nous conduit à être guidés, grâce à l’imagination, par des lignes de conduite tournées vers le futur – la ‘prospection’ – décrit ce qu’est véritablement l’Homo sapiens. »
Et ils ajoutent que « la prospection est la capacité réelle qui, lorsqu’elle est exprimée de la meilleure façon, fait de l’aspiration à la sagesse une réalité. C’est pourquoi il serait plus adéquat de nous designer par l’expression Homo prospectus. »
Que reste-t-il à notre Homo sociologicus ?
Ralf Dahrendorf indique clairement que cet être théorique est une réduction, un modèle de la réalité, une pure « construction scientifique ». En effet, « chaque discipline », affirme-t-il, « si elle veut établir des thèses précises et vérifiables, doit réduire son sujet à certains éléments à partir desquels on peut systématiquement construire, sinon un portrait de l’expérience vécue, du moins une structure qui peut inclure une partie de la réalité. » (8)
Quant à l’Homo sociologicus, il se situe à la jonction entre la sphère de l’individu et le monde social. Dahrendorf insiste sur le fait qu’une catégorie ou un concept doit nécessairement être supposé afin de donner de la réalité à cette jonction. Pour lui, ce concept est celui de « rôle » :
« Au point d’intersection de l’individu et de la société se trouve l’homo sociologicus, l’homme en tant que porteur de rôles socialement prédéterminés. »
Afin de justifier cette définition, Dahrendorf ajoute que, « pour un sociologue, l’individu est ses rôles sociaux ».
C’est ici que l’Homo sociologicus possède une certaine pertinence. Dans le précédent billet, il était question du rôle des footballeuses – non pas de leur rôle étroit (mais réel) de participantes à une activité sportive, mais du fait qu’elles sont l’objet d’attentes sociales – qu’elles occupent un authentique rôle social. En ce sens, l’expression Homo sociologicus est plutôt bien adaptée à leur situation et à leur statut actuels.
Alain Anquetil
(1) Les formules du type « Homo sociologicus » désignent « l’originalité ou l’activité de l’homme dont il est question » (CNRTL). Ces expressions ont été construites à partir de celles qui utilisent « Homo » afin de nommer des genres d’hominidés (par exemple Homo sapiens, Homo erectus et Homo abilis).
(2) E. E. Williams & M. Chapman Findlay III, « A reconsideraton of the rationality postulate », American Journal of Economics and Sociology, 40(1), 1981, p. 18-19. Cités par Amitai Etzioni, The moral dimension, toward a new economics, New York, The Free Press, 1988.
(3) T. O. Nitsch, « Economic man, socio-economic man and Homo-economicus humanus », International Journal of Social Economics, 9(6/7), p. 20-49.
(4) E. J. O’Boyle, Personalist economics: Putting the Acting Person at the center of economic affairs, Mayo Research Institute, révisé en juillet 2014. URL : www.mayoresearch.org/files/PERSONALIST%20ECON%20III.pdf
(5) E. J. O’Boyle, Personalist economics: Moral convictions, economic realities, and social Action, New York, Springer Science+Business Media, 1998. Boyle cite Joseph B. Schuyler, « Heinrich Pesch, S.1.: 1854-1926 », Social Theorists, C. S. Mihanovich (dir.), Milwaukee, The Bruce Publishing Company, 1953, et Gustav Gundlach, « Solidarist Economics: Philosophy and Socio-Economic Theory in Pesch », Social Order, 1(4), avril 1951.
(6) L. Dumont, Homo aequalis I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1985, et Homo hierarchicus : le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979.
(7) J. Huizinga, Homo Ludens. A study of the play-element in culture, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1949, tr. C. Sérésia, Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951.
(8) R. Dahrendorf, Homo Sociologicus, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973.
(9) M. E. P. Seligman, P. Railton, R. F. Baumeister et C. Sripada, Homo prospectus, Oxford, Oxford University Press, 2016.
[cite]