Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a déclaré le samedi 18 septembre 2021 à propos des dirigeants britanniques : « On connaît leur opportunisme permanent » (1). Son propos vif s’inscrivait dans le contexte du pacte trilatéral AUKUS, qui réunit les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie (2). Annoncé le 15 septembre 2021, il a conduit à l’abandon par l’Australie du contrat de fourniture de sous-marins signé en 2016 avec la France. La référence à un « opportunisme permanent » paraît à la fois intelligible – on connaît le réalisme égoïste d’un opportuniste et l’on a l’habitude de blâmer les « passagers clandestins » – et paradoxal – il semble peu probable qu’une personne puisse se conduire en toutes circonstances de façon opportuniste. La question a d’ailleurs été posée dans les sciences sociales et en philosophie. Elle fait l’objet du présent article.

 

1.

Profiter de n’importe quelle situation

Les définitions de l’opportunisme proposées par les dictionnaires mettent l’accent sur la capacité d’un agent à tirer parti de situations qui lui permettent de réaliser un gain, le plus souvent au détriment d’autrui, et sans soumettre sa conduite à des principes, notamment des principes de nature morale :

« Comportement d’une personne qui agit en fonction des circonstances et sait exploiter les occasions ; aptitude à saisir toutes les occasions avantageuses » (3) ;

« Politique ou pratique consistant à profiter des opportunités ou des circonstances, souvent sans se soucier des principes ou des conséquences » (4).

Il va de soi qu’un personnage opportuniste exerce de telles aptitudes. Mais la définition suivante de l’adjectif « opportuniste », qui comprend une connotation nettement péjorative, ajoute une dimension temporelle :

« Si vous qualifiez quelqu’un d’opportuniste, vous le critiquez parce qu’il profite de n’importe quelle situation pour gagner de l’argent ou du pouvoir, sans se demander si ses actions sont bonnes ou mauvaises » (5).

Cette description soutient implicitement la thèse de la possibilité d’un opportunisme permanent. « Profiter de n’importe quelle situation » suggère en effet que l’opportuniste est constamment à l’affût, guettant les occasions lui permettant de satisfaire ses intérêts, cherchant même à se trouver dans des conditions qui lui permettront d’identifier des situations de gain et d’en tirer profit.

 

2.

Psychopathes et personnages machiavéliques

Dans un article consacré aux opportunistes, Anne Fennimore propose une description de ce genre. Elle souligne que l’opportuniste – un opportuniste permanent – est capable d’opérer au sein d’organisations et d’atteindre des positions élevées, sans toutefois apparaître comme un opportuniste (6). Une telle possibilité est contraire à l’idée selon laquelle une « main invisible », selon le mot de Fennimore, tendrait à les exclure naturellement des organisations.

Elle envisage deux types d’opportunistes permanents, qu’elle qualifie d’« opportunistes nés » (natural born opportunists) : les psychopathes (qui n’ont, précise-t-elle, pas encore été diagnostiqués comme tel) et les personnes machiavéliques.

Tous deux sont décrits à l’aide d’un ensemble de traits de personnalité. Pour le psychopathe non identifié, il s’agit de l’insensibilité, de l’usage de la manipulation, de la recherche impulsive de sensations fortes, du fait d’adopter des comportements antisociaux, d’un style de vie erratique, d’un tempérament hostile, du cynisme, de la cupidité et de l’arrogance (7).

Les machiavéliques sont plus franchement des experts de la manipulation parce qu’ils adoptent « un comportement social qui consiste à manipuler les autres en vue d’un gain personnel », leur habileté allant jusqu’à leur donner l’apparence de se soucier d’autrui alors qu’en réalité « ils se soucient d’autrui tout en se procurant un avantage ». Comme les psychopathes, ils sont décrits à l’aide de traits de caractère :

« Ils ont tendance à être insensibles, froids et calculateurs, à dévaloriser une conduite éthique, à voler, à trahir la confiance d’autrui, à utiliser leur pouvoir et leur influence de manière intéressée et manipulatrice. »

Ces descriptions sont au fond assez communes. On retrouve les personnages du psychopathe et du machiavélique dans différentes typologies qui, souvent, visent à attirer l’attention sur le danger qu’ils font courir à des organisations et à leurs membres. Il en est de même de l’opportuniste (8). Mais ce qui importe ici, c’est que l’hypothèse d’un opportunisme permanent soit justifiée par le caractère – ou plutôt la corruption du caractère – de certains types de personnes.

 

3.

Un opportuniste n’est pas intègre

Le philosophe Robert Solomon, qui a défendu une théorie des vertus au sein de l’éthique des affaires, caractérise avant tout l’opportuniste comme une personne manquant de la vertu d’intégrité (9). Pour lui, l’intégrité n’est pas exactement une vertu, elle est plutôt un « complexe de vertus » dont la fonction est de contribuer à la cohérence et à l’unité du caractère.

Cependant, l’intégrité ne peut être comprise comme le reflet d’une cohésion purement interne du moi, une simple fidélité à soi-même. Un opportuniste serait intègre en ce sens, c’est-à-dire en un sens strictement personnel. Mais l’intégrité possède aussi un sens public, car elle suppose une cohérence entre, d’une part, les croyances, convictions et valeurs propres à un individu, et, d’autre part, le monde social dans lequel il évolue. Or, parce qu’il se sert de son environnement pour atteindre ses objectifs, l’opportuniste ne peut être intègre en un sens plein du terme, à la fois personnel et public :

« En général, l’opportuniste ne possède pas les principes que nous reconnaissons comme éthiques. Il n’est fidèle à aucune norme. Bien sûr, il finit par suivre une fin égoïste, une fin à laquelle il a complètement adhéré : ‘Tout mettre en œuvre pour réussir’. Il possède en outre un modus operandi : ‘Ouvrir l’œil et être prêt à agir’. […] Mais pourquoi un tel comportement devrait-il manifester un manque d’intégrité ? Une telle personne n’est-elle pas réellement fidèle à elle-même ? [La réponse est que, dans ce cas,] le sens public et le sens personnel de l’intégrité doivent tous les deux être pris en compte. L’unité [du caractère] exige davantage que la fidélité à un objectif unique et égoïste : elle implique également la cohérence et le respect des autres […], elle exige la fidélité à soi-même au milieu des autres et avec les autres. Vivre coupé du monde comme un ermite ne renforce pas l’intégrité du sujet. L’opportuniste est en réalité un ermite éthique qui ne fait qu’utiliser les autres comme ses instruments. Mais si l’intégrité désigne, pour une part, l’indépendance par rapport à autrui (la fidélité à soi-même), elle s’oppose radicalement à l’utilisation d’autrui à ses propres fins. » (9)

C’est en raison de la corruption du caractère de l’opportuniste que son opportunisme est permanent. Il consacre sa vie à la satisfaction de son intérêt personnel, qui constitue son unique objectif. Il doit cependant éviter de montrer au monde social que son esprit est absorbé par la réalisation de ce but égoïste. C’est pourquoi l’opportuniste est un acteur qui ne cesse de jouer quantité de rôles, y compris celui de la personne honnête, afin de dissimuler son vrai moi.

 

4.

L’opportunisme n’est (en général) pas permanent

On est un peu gêné par la structure psychologique d’un tel personnage. On doute même qu’il existe vraiment. Est-il concevable, par exemple, qu’il puisse partager l’existence de quiconque, quand bien même son ou sa partenaire serait également opportuniste ? On comprend, en un sens, que Fennimore l’ait décrit en recourant à des types pathologiques.

Il est utile à ce stade de se référer à la fameuse définition que l’économiste Oliver Williamson donna de l’opportunisme. Elle a pour particularité, entre autres, d’éviter une description détaillée fondée sur le caractère, à l’exception notable de la ruse :

« Par opportunisme, j’entends la recherche de l’intérêt personnel par le moyen de la ruse. Les formes les plus flagrantes en sont le mensonge, le vol et la tricherie. […] Plus généralement, l’opportunisme fait référence à la divulgation incomplète ou déformée d’une information, en particulier à des efforts calculés visant à induire en erreur, à déformer cette information, à la déguiser, à l’obscurcir ou à la rendre peu intelligible. » (10)

La disposition à la ruse est ici la seule référence au caractère. Le terme qu’utilise Williamson est guile, une « ruse insidieuse visant à atteindre un but » (11).

Mais on peut faire preuve d’une ruse insidieuse sans incarner cette capacité, sans être représentatif du type rusé insidieux. Il est remarquable, à cet égard, que Williamson parle peu de la psychologie morale de l’opportuniste en tant que tel. Dans son ouvrage de 1975, il discute de comportements et de dispositions (inclinations) opportunistes (12), cite une fois « les opportunistes » dans celui de 1985 (13) et mentionne les « agents opportunistes » dans son article de 1993 (14). Son propos n’est pas d’écrire son portrait moral.

Toutefois, dans un passage de l’article de 1993, Williamson observe que l’opportunisme n’est pas nécessairement permanent :

« La plupart du temps, la grande majorité des agents économiques agissent comme ils ont l’habitude de le faire, sans se soucier d’opportunisme. Si l’opportunisme ne se présente pas continuellement à leur esprit, c’est en partie parce qu’ils se conforment aux exigences de la vie sociale. »

 

5.

Un opportunisme latent

Il est naturellement délicat de transférer ces considérations au cas d’un pays souverain comme le Royaume-Uni, que Jean-Yves Le Drian a accusé d’« opportunisme permanent ». On rappellera sans doute que les règles qui gouvernent les relations internationales ne sont pas de même nature que celles qui relèvent de la psychologie individuelle. Peut-être que, dans le cas d’espèce, l’emploi de l’adjectif « permanent » visait à faire ressortir à la fois un excès d’égoïsme et une violation des pratiques communes, et à révéler par là une vérité cachée.

Si une telle hypothèse est valide, il ne s’agissait pas d’un opportunisme permanent au sens strict. Il s’agissait plutôt d’un opportunisme latent. Ce genre-là est plus plausible et plus fréquent, et son dévoilement dans l’espace public peut produire une situation aussi sérieuse que la révélation d’un présumé opportunisme permanent.

Alain Anquetil


(1) Voir par exemple « Crise des sous-marins : Le Drian dénonce une ‘duplicité’, l’Australie évoque de ‘profondes et sérieuses réserves’ », Le Figaro, 18 septembre 2021, et « As France escalated its submarine dispute, it decided to go a bit lighter on Britain. Here’s why », Washington Post, 18 septembre 2021.

(2) Voir « Biden announces joint deal with U.K. and Australia to counter China », Politico, 15 septembre 2021.

(3) Source : CNRTL.

(4) Source : Merriam Webster.

(5) Source : Collins Dictionary.

(6) A. Fennimore, « Natural born opportunists », Management Decision, 55(8), 2017, p.1629-1644.

(7) A propos des psychopathes au sein des organisations, voir mon article « L’importance du contexte dans les études sur les ‘traders psychopathes » du 4 octobre 2011.

(8) Voir ce texte intitulé « 15 signes qui prouvent que vous travaillez avec un narcissique, un machiavélique ou un psychopathe », où le psychopathe et le machiavélique sont accompagnés par le « narcissique ». Voir par exemple, s’agissant de l’opportuniste, E. E. Walley et D. W. Taylor, « Opportunists, champions, mavericks…? A typology of green entrepreneurs », Greener Management International: The Journal of Corporate Environmental Strategy and Practice, 38, 2002, p. 31-43, et M. S. Mood, « Opportunists, predators and rogues: The role of local state relations in shaping Chinese rural development », Journal of Agrarian Change, 5(2), 2005, p. 217-250.

(9) R. C. Solomon, Ethics and excellence. Cooperation and integrity in business, Oxford University Press, 1993.

(10) O. E. Williamson, The economic institutions of capitalism, New York, The Free Press, 1985. Ma traduction.

(11) Source : Collins Dictionary.

(12) O. E. Williamson, Markets and hierarchies, analysis and antitrust, New York, The Free Press, 1975. Citant le sociologue Erving Goffman, il affirme que le comportement opportuniste « implique de faire ‘des menaces et des promesses fausses ou vides, c’est-à-dire des promesses auxquelles on ne croit pas’, dans l’espoir d’en tirer un avantage individuel ». (I. Goffman, Strategic interaction, University of Pennsylvania Press, 1969.)

(13) O. E. Williamson, 1985, op. cit. Le passage est le suivant : « Les formes d’organisation les plus nobles d’un point de vue moral – celles qui croient qu’il faut être digne de confiance et qui, de ce fait, sont fondées sur des principes non opportunistes – sont […] rendues non viables par l’intrusion d’opportunistes qui ne sont pas identifiés comme tel et n’ont pas fait l’objet de sanctions. »

(14) O. E. Williamson, « Opportunism and its critics », Managerial and Decision Economics, 14, 1993, p. 97-107.

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