Le précédent article établissait un lien (plus ou moins distendu) entre planification économique et théorie des parties prenantes. Ce lien s’articulait autour d’un concept susceptible d’être partagé par les deux notions : celui de « cohésion sociale ». Le présent article s’intéresse au lien que l’on peut établir entre la notion de planification, telle qu’elle fut conçue aux Etats-Unis lors du premier New Deal, et la théorie des parties prenantes. Car il existe une intéressante coïncidence temporelle (et historique) entre le mouvement de planification qui s’est développé aux États-Unis avant et après la grande dépression (un courant partiellement inspiré de l’expérience soviétique) et les prémisses de la théorie des parties prenantes. Il est d’ailleurs probable que ce lien va au-delà de la coïncidence temporelle. Dans un article consacré à la genèse du concept de « partie prenante », Samuel Mercier se réfère à Adolf Berle et Gardiner Means, deux inspirateurs de la pensée économique du New Deal et auteurs d’un fameux ouvrage, en partie critique, sur la grande entreprise américaine (1). Cet ouvrage fut publié en 1932, quelque temps avant la mise en œuvre du New Deal sous la première présidence de Franklin Delano Roosevelt (2). C’est dans cet ouvrage que l’on peut trouver des prémisses de la théorie des parties prenantes (3). « Décrivant l’évolution probable du concept d’entreprise », note Mercier, Berle et Means y affirment que « le contrôle des grandes entreprises devrait conduire à une technocratie neutre équilibrant les intérêts des différents groupes de la communauté et assignant à chacun une portion des bénéfices sur la base d’une politique publique plutôt que de la cupidité privée » (4). Cette assertion est considérée comme l’une des premières manifestations de la théorie des parties prenantes. En effet, la référence à des « groupes » et à l’« équilibre des intérêts » portés par ces groupes en sont aujourd’hui un ingrédient essentiel. Mercier souligne ainsi, à propos de l’idée d’équilibre, qu’elle devint une part essentielle de la responsabilité managériale : « En 1946, Franck Abrams, dirigeant de la Standard Oil Company of New Jersey, décrit le rôle du manager moderne comme devant maintenir un équilibre équitable entre les droits des différents groupes d’intérêt ». Mais quel est le rapport entre ces premières références à l’approche des parties prenantes, si populaire aujourd’hui, et le mouvement de planification que connurent les Etats-Unis au début des années 1930 ? D’abord un mot sur le New Deal. Succédant au républicain Herbert Hoover, Franklin Delano Roosevelt devient Président des États-Unis le 4 mars 1933. Quelques mois auparavant, il déclarait, à l’occasion d’un discours à la Convention Démocrate du 2 juillet 1932 : « Je vous consacre, je me consacre à un « New Deal » pour le peuple américain » (« I pledge you, I pledge myself, to a new deal for the American people »)(5). Le New Deal fut mis en œuvre dès la première année de la présidence Roosevelt, en 1933. Face à l’urgence induite par la dépression économique, des plans de réorganisation industrielle furent élaborés avant l’adoption, le 16 juin 1933, du National Industrial Recovery Act (« loi de redressement industriel national »). Comme l’indique l’historienne Denise Artaud dans un ouvrage consacré au New Deal, « cette loi, typique d’une période dont l’union nationale était le souci dominant, cherchait à concilier les intérêts du Business et des travailleurs. Elle suspendait officiellement les lois antitrust et prévoyait que les différentes industries adopteraient des codes [des codes of fair competition] dans le cadre desquels elles pourraient fixer des prix minima et des quotas de production. De leur côté, les ouvriers se verraient garantir par les codes des salaires minima. (…) Enfin, la loi permettait l’ouverture de (…) crédits destinés à la mise en route de travaux publics afin de lutter contre le chômage. » (6) On voit dans cette description l’accent mis sur la conciliation des intérêts. Rien de nouveau, soit dit en passant, dans une telle conciliation (qui évoque, entre autres, l’harmonie des intérêts défendue par Frédéric Bastiat ou la fameuse étude d’Alfred Hirschman, Les passions et les intérêts). Cependant, Artaud souligne la difficulté pratique que rencontrèrent les acteurs économiques américains pour « concilier leurs intérêts ». Sa description donne l’occasion d’identifier d’autres traits de l’approche des parties prenantes. Ainsi, rappelle-t-elle, si le général Johnson, responsable de la National Recovery Administration (N.R.A.), fit en sorte que les industriels « rédigent et adoptent leurs codes », (…) « le Business était moins pressé que [lui]. Son intérêt était de gonfler les stocks avant la signature des codes, c’est-à-dire en profitant du bas niveau des salaires, pour revendre par la suite quand les prix minima auraient été fixés », une tactique qui provoqua « le boom spéculatif de l’été 1933 et les premières difficultés de la N.R.A. ». Mais en réaction à ces « manœuvres », l’administration américaine promulgua un « code provisoire applicable d’août à décembre 1933 » et donna à « l’industriel qui signerait le code (…) le droit de coller sur ses produits l’emblème du N.I.R.A., un aigle bleu qu’entourait la phrase significative : « We do our part » ». 96% des industriels américains signèrent le code de la N.R.A. Ces considérations suggèrent deux rapprochements avec la théorie des parties prenantes. D’abord, comme le remarquait le sociologue Philippe Amiel dans un récent colloque, la théorie des parties prenantes suppose que les porteurs d’intérêts (les stakeholders) présentent leurs « intérêts » (stakes) de bonne foi – qu’ils n’avancent pas masqués (7). Ensuite, le « We do our part » (« Nous faisons notre possible ») évoque la juste répartition du profit résultant de la coopération entre les parties prenantes, une autre thèse de la théorie contemporaine. Et la planification ? Elle a inspiré le N.I.R.A. Au début de sa présidence, la ligne économique de Roosevelt subit diverses influences, dont celle d’un courant planificateur. Denise Artaud note ainsi quece courant devint populaire dès 1931 (« Les articles qui vantent les bienfaits de la planification se multiplient dans les journaux et les magazines »), précisant même qu’« à partir de 1927, l’opinion américaine a été familiarisée avec l’expérience soviétique par les témoignages d’ingénieurs américains partis travailler en URSS. Presque tous, même s’ils critiquaient le régime politique de l’Union soviétique, admiraient sans restriction son expérience économique dans ce qu’elle avait de gigantesque et de techniquement remarquable. » Des partisans de la planification économique (agricole et industrielle) font partie du Brain Trust mis en place par Roosevelt, en particulier Adolf Berle et Rexford Tugwell, qui étaient favorables à une politique de planification. Comme le dit Artaud, ce courant « prévoyait des réformes de structure (…) qui, à la limite, auraient pu conduire à un dépérissement de la libre entreprise. Les planificateurs notaient que, du fait de la concentration, les mécanismes du libéralisme ne fonctionnaient plus. [Certes], les grandes entreptrises étaient plus efficaces ; il fallait simplement équilibrer leur pouvoir et renoncer officiellement à la législation anti-trust ; mais, en contrepartie, pour que le Business soit contraint de rechercher l’intérêt général et non son propre intérêt, il fallait adopter une planification. » Cependant, une telle orientation ne s’accompagnait pas d’une adhésion au système politique soviétique. L’approche américaine était pragmatiste. Ainsi Artaud souligne que Berle « pensait que l’économie américaine ne devait pas être dirigée par des « commissaires du peuple », mais par une technocratie totalement neutre ». Tugwell, de son côté, prônait un abandon du laissez faire, mais la planification qu’il proposait devait être comprise « en un sens technique et non politique » (8). L’esprit de planification s’accompagnait, en ces temps de dépression économique, de la recherche de la conciliation des intérêts (une conciliation à grande échelle) en vue de promouvoir l’intérêt général. Ce qui supposait un dialogue sincère entre les personnes portant ces intérêts. Une méthode rationnelle, simple en apparence, qui est justement défendue aujourd’hui par la théorie des parties prenantes. Alain Anquetil (1) S. Mercier, « Une analyse historique du concept de parties prenantes: quelles leçons pour l’avenir ? », Management & Avenir, 33(3), 2010, p. 142-156. (2) A.A. Berle et G.C. Means, The Modern corporation and the private property, New York, McMillan, 1932. (3) D’autres prémisses se trouvent dans la controverse Berle-Dodd (1931-1932), que Mercier expose dans son article. (4) Traduction de Mercier. (5) A New Deal était également le titre d’un ouvrage de l’économiste Stuart Chase, publié en 1932. (6) D. Artaud, Le New Deal, Paris, Armand Colin, 1969. (7) Le colloque du Comité de déontovigilance des Entreprises du Médicament qui s’est tenu à Paris le 20 mars 2014. (8) R. G. Tugwell, The principle of planning and the institution of laissez Faire, The American Economic Review, 22(1), 1932, p.75-92.

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien