Dans son texte Contre les bêtes, le poète Jacques Rebotier parle  d’« expulsion » sans prononcer le mot. Il commence ainsi : « Ma chère enfant, Tu me demandes comment faire disparaître de la surface de la terre tous ces animaux qui nous encombrent. C’est très simple. Mais tu dois savoir d’abord ceci : les bêtes sont en trop. Les bêtes sont trop. […] Le propre de l’omme [l’homme sans son h, personnage joué au théâtre par Jacques Rebotier lui-même], c’est le sang, la violence, et les larmes du sang. […] Être le seul qui détruise son nid, et avec entrain, et tout le reste avec : la bestialité est le propre de l’omme », etc (1).

Il y a, dans la poésie de Rebotier, l’exposé d’un mécanisme propre à l’homme qui évoque la logique d’expulsion qu’étudie la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen. D’ailleurs, l’expulsion des animaux de la surface de la terre intéresse Sassen. Dans une interview donnée récemment à Télérama à l’occasion de la sortie début 2016 de la traduction française de son livre Expulsions: Brutalité et complexité dans l’économie globale, elle indique que des « éléments de la biosphère, faune et flore, [sont] expulsés de leur espace vital » (2) –  et dans un texte récent consacré au thème de l’expulsion,  elle prend l’exemple du rhinocéros que l’on élimine pour exploiter, en un sens capitalistique, sa corne, et seulement sa corne (3).

Mais Sassen s’intéresse aussi aux différentes situations dans lesquelles des êtres humains sont expulsés du fait de leur pauvreté, du fait qu’ils sont soumis à un emprisonnement – dans le cas des États-Unis, Sassen parle d’« incarcération en masse »,– de leur condition de réfugié, du travail d’esclave qui leur échoit et qui, outre les effets sur les corps, leur retire la possibilité de retrouver des occupations décentes, et du fait qu’ils constituent un surplus de population relégué dans des ghettos ou des bidonvilles (4).

Dans l’article de Télérama, Saskia Sassen décrit le concept d’« expulsion ». Il répond à l’exigence de « trouver de nouveaux concepts et [de] laisser de côté nos outils théoriques habituels souvent périmés [ceux des sciences sociales qui peuvent être mobilisés pour étudier la globalisation] ». Selon elle, ce concept devrait jouer un rôle essentiel pour comprendre la phase dans laquelle est entrée le capitalisme depuis les années 1980. Car « l’expulsion est devenue », affirme-t-elle, « le nouveau modèle de nos sociétés ». Certes, les situations décrites ci-dessus semblent hétérogènes. Quel rapport y a-t-il entre un salarié rejeté dans la pauvreté parce que son usine est délocalisée (5), un petit agriculteur obligé de quitter sa terre parce qu’elle a été concédée ou vendue par son gouvernement à un investisseur ou un État étranger (6), ou un homme incarcéré dans une prison américaine (7) ? À cette objection, Sassen répond que « continuer à regarder les données séparément, c’est manquer l’essentiel ». Car « c’est justement la force de ce nouveau paradigme d’aller au-delà des anciens clivages, des vieilles dualités économiques, sociales, politiques, géographiques. L’expulsion produit ses effets destructeurs indépendamment des divisions familières du Nord et du Sud, de l’Occident et de l’Orient ou de l’urbain et du rural. Il y a là une tendance souterraine, un mouvement profond et transversal ».

Dans « Beyond inequality: Expulsions », Sassen souligne le fait que ceux qui, dans les pays développés, étaient, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, valorisés en tant que travailleurs et consommateurs (et qui, pour une partie d’entre eux, constituaient, et constituent encore aujourd’hui, la classe moyenne), ne le sont plus aujourd’hui. Cette attribution de valeur doit être comprise à une échelle systémique. Sassen affirme en effet que « la composante la plus extrême de cette logique [la nouvelle logique qui prévaut depuis les années 1980] diverge radicalement de l’« importance » systémique qui était accordée précédemment aux gens en tant que travailleurs et consommateurs. Pour décrire en un mot cette composante, elle consiste en l’expulsion des gens et en la destruction des formes traditionnelles du capitalisme en vue de satisfaire les besoins de la haute finance (8) et les besoins en ressources naturelles (9) ». Ce dernier phénomène est saillant depuis les années 2000 en raison de l’acquisition massive de terres arables et, plus largement, de l’exploitation, via l’extraction, de ressources naturelles. Sassen observe en effet que « les ressources naturelles d’une bonne partie de l’Afrique et de riches secteurs de l’Amérique latine ont une valeur supérieure à celle qu’ont les gens (des travailleurs et des consommateurs) qui y vivent ».

Sassen souligne également la brutalité qui accompagne les diverses manifestations de la logique d’expulsion. C’est une évolution surprenante si l’on considère, conformément à la description dominante et comme le laissent penser les nouvelles technologies, spécialement les nouvelles techniques de l’information et de la communication (NTIC), que le monde devient de plus en plus complexe. Ainsi, affirme Sassen, « beaucoup de gens passent de la position complexe de citoyen à celle de personnes en surplus qui sont entreposées [dans des camps de réfugiés, des prisons, des ghettos], déplacées, victimes de trafics, réduites à des corps de labeur ou à des corps-ensemble-d’organes ». Cette « brutalité primaire » ne fait pas que coïncider avec la logique d’expulsion : elle en est le produit (10).

Le concept d’expulsion soulève quelques questions. Est-il, selon Sassen, un phénomène intentionnel, ou le résultat de « tendances invisibles et souterraines », d’une « dynamique insaisissable et complexe », selon les termes qu’elle emploie dans son ouvrage (11) ? C’est la seconde hypothèse qui prévaut, même si les opérations des puissants acteurs de la finance et des grandes entreprises multinationales ont un caractère intentionnel – « Tout ce qui risque d’entraver la recherche du profit, que ce soit une loi ou un mouvement de la société civile, risque d’être écarté, c’est-à-dire expulsé », écrit-elle (« Anything or anybody, whether a law or a civic effort, that gets in the way of profit risks being pushed aside – expelled ») (12). Mais peut-être (c’est son hypothèse) ces acteurs du nouveau capitalisme sont-ils eux-mêmes pris dans une dynamique qui façonne leurs intentions et désactive leur sens moral, les rendant indifférents aux conséquences éthiques de leurs actions (13).

Si l’on s’en tient à sa définition, le mot « expulsion » apparaît bien choisi. Selon le CNRTL, elle se définit par une « mise en demeure, plus ou moins violente, de quitter le lieu où on se trouve », et par extension elle désigne l’« éviction d’un membre d’une communauté, ou d’un groupe, hors d’un lieu qu’il considère comme sien ».  Le Merriam-Webster propose deux définitions du verbe « expulser » (to expel), l’une où est présente l’idée de droit ou d’autorité, l’autre l’idée de force : « to officially force (someone) to leave a place or organization », et « to push or force (something) out », ou encore, en utilisant les deux notions : « to force to leave (as a place or organization) by official action » et « take away rights or privileges of membership ». De ces définitions, on peut tirer trois propriétés de l’expulsion qui sont inhérentes à l’emploi qu’en fait Sassen : (i) elle signifie une dépossession de soi, une perte d’une partie du moi, qui comprend l’idée de déclassement, c’est-à-dire de perte de son rang social (dans son ouvrage, Sassen utilise deux fois le verbe anglais « to downgrade », l’une concernant le déclassement du territoire national qui, lorsque beaucoup de ses terres sont concédées ou vendues à des organisations étrangères, est privé non seulement de ses ressources naturelles, dont la faune et la flore, mais aussi de l’idée de citoyenneté et des règles qui organisaient la propriété) ; (ii) elle exprime une conjonction de l’autorité du droit et de l’usage de la force – car les expulsions que décrit Sassen sont faites avec le soutien du droit ; (iii) elle est irréversible : lorsqu’une expulsion (au sens de Sassen) se produit, il n’est pas possible de revenir à l’état antérieur, sauf à envisager un changement de la « dynamique systémique ».

La littérature de l’éthique des affaires fait-elle référence aux travaux de Saskia Sassen ? Il est vrai que ceux qui examinent l’idée d’expulsion sont plutôt récents. Mais sur l’ensemble des articles publiés dans les trois principaux journaux spécialisés (Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly, Business Ethics : A European Review), ils ne sont que douze à citer Sassen. Et seul l’un d’entre eux développe un tant soit peu ses idées (14). On peut s’en étonner compte-tenu du caractère pluridisciplinaire de ce champ de réflexion, voire en être un peu déçu, mais heureusement certains de ses auteurs ont souligné l’importance de sortir du domaine un peu étroit (et paradoxal) de l’éthique organisationnelle pour traiter, dans une perspective plus globale, des effets des « dynamiques systémiques » sur l’éthique des acteurs économiques (15).

Alain Anquetil

(1) J. Rebotier, Contre les bêtes, Editions la ville brûle, 2012.

(2) Télérama le 9 mars 2016 : « L’ère de la brutalité », Télérama, 3452, 9 mars 2016. (Voir « L’expulsion est devenue le nouveau modèle de nos sociétés », Télérama, 9 mars 2016). L’ouvrage Expulsions: Brutalité et complexité dans l’économie globale a été publié chez Gallimard.

(3) S. Sassen, « Beyond inequality: Expulsions », in S. Gill (éd.), Critical perspectives on the crisis of global governance. Reimagining the future, Palgrave Macmillan, 2015 (une version antérieure de ce texte est disponible sur Internet)

(4) Je m’inspire ici de « Beyond inequality: Expulsions » et de l’interview de Saskia Sassen parue dans Télérama.

(5) C’est le cas du fabricant des biscuits américains Oreo, dont la délocalisation au Mexique a conduit à la suppression de 600 emplois aux États-Unis (voir « How US Sugar Policies Just Helped America Lose 600 Jobs », The Daily Signal, 18 août 2015).

(6) On pourra consulter le rapport de l’organisation non gouvernementale GRAIN : « Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière » de 2008  et l’article d’Agathe Décarsin, « La souveraineté alimentaire ou le droit des peuples à décider de leurs politiques agricoles », IdeAs. Idées d’Amérique, 3, 2012.

(7) Un article de Libération de janvier 2016 examinait les statistiques d’incarcération de minorités aux États-Unis, citant  un rapport de 2003 dans lequel on lisait qu’« environ un homme noir sur trois, un homme hispanique sur six, et un homme blanc sur dix-sept devraient être amenés à aller en prison au cours de leur vie, si les taux d’incarcération actuels restent inchangés »(« Un Afro-Américain sur trois finit-il en prison aux Etats-Unis ? », 19 janvier 2016).

(8) Dans l’article de Télérama, Sassen précise que « la finance est une industrie de l’extraction. La spéculation financière et l’extraction minière fonctionnent de la même façon : elles n’ont que faire de ce qu’elles laissent derrière elles. Elles prennent ce dont elles ont besoin, et puis s’en vont. »

(9) Une partie de « Beyond inequality: Expulsions » est consacrée à la reconfiguration  des territoires dans le cadre du capitalisme global, spécialement à travers les acquisitions massives de terres arables en Afrique et en Amérique du Sud, mais aussi en Ukraine, en Russie et dans d’autres pays du monde, en vue soit de garantir des ressources agricoles, soit de créer des exploitations intensives orientées vers l’exportation. Cette évolution a pour contrepartie la disparition de l’agriculture traditionnelle et la quasi élimination de la flore et de la faune.

(10) « La complexité de notre monde mondialisé, son extrême sophistication, génère paradoxalement une brutalité primaire qui touche les hommes autant que les terres » (Sassen dans Télérama ; je mets les italiques).

(11) S. Sassen, Expulsions : brutality and complexity in the global economy, The Belknap Press of Harvard University Press, 2014, p. 216-217 (il s’agit de l’ouvrage cité au début du billet, récemment traduit en français).

(12) Ibid.

(13) Dans cet extrait, que je donne dans sa version originale, se retrouvent les termes « systémique », « dynamique » et « indifférence »: « The organizing hypothesis is that beneath the specifics of each of the major domains examined in this book lie emergent systemic trends. Despite their enormously diverse visual and social orders, from the empowerment of the global corporation to the enfeeblement of local democracy, they are shaped by a few very basic dynamics of liberated profit seeking and indifference to the environment.  »

(14) F. P. Le Veness et M. Fleckenstein, « Globalization and the nations of the South: Plan for development or path to marginalization », Journal of Business Ethics, 47, 2003, p. 365-380.

(15) Voir J. Boatright, « Business ethics: Where should the focus be? », Business Ethics Quarterly, 20(4), 2010, p. 711-712.

 

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