Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Dans notre précédent article, nous avons proposé une première explication de ce que l’on veut dire quand on qualifie une situation, une action ou une personne d’« archaïque ». On y retrouve à peu près les sens de « désuet », « dépassé », « arriéré » ou « retardataire » qui sont évoqués par l’archaïsme. Ce serait le cas d’un certain style de leadership ou d’une attitude patriarcale. Mais cette explication soulève deux questions : elle semble exprimer l’équivalent d’un sociocentrisme (voire d’un ethnocentrisme), qui se traduit au niveau individuel par une projection des croyances de l’auteur du jugement d’archaïsme vers autrui ; et elle présuppose implicitement que l’imputation d’archaïsme n’est qu’une façon imagée de parler de quelque chose qu’on estime inapproprié au temps présent, alors que l’archaïsme pourrait, après tout, être compris en un sens propre. Nous en discutons dans le présent article.

Pourquoi dit-on qu'une situation est « archaïque » ? - Illustration par Margaux Anquetil
I. L’objection de sociocentrisme ou d’ethnocentrisme à l’attribution d’archaïsme

Dans notre précédent article, nous attribuions le concept d’archaïsme au cas de la grande entreprise indifférente à l’éthique ou à la RSE et à trois situations individuelles immorales. Cette attribution semblait renvoyer à un défaut de perception et d’adaptation aux normes de la morale universelle et de la morale sociale. Mais l’on pourrait objecter qu’elle reflétait notre propre système de croyances et de valeurs, que c’est à partir de ce système, que nous tenons pour vrai et supérieur, que nous avions évalué ces situations.

Nous pouvons ici nous référer, mutatis mutandis, à l’objection qui a été formulée dans le champ de l’anthropologie à propos de l’ethnocentrisme – l’idée d’archaïsme appliquée aux sociétés anciennes nous y incite. Claude Lévi-Strauss l’a clairement décrite :

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. [1]

Ce que Lévi-Strauss résume dans cette formule :

On préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. [2]

Cet ethnocentrisme n’est pas propre à une civilisation particulière :

Quand nous commettons l’erreur de croire le sauvage exclusivement gouverné par ses besoins organiques ou économiques, nous ne prenons pas garde qu’il nous adresse le même reproche, et qu’à lui, son propre désir de savoir paraît mieux équilibré que le nôtre. [3]

II. Le leadership archaïque n’était pas nécessairement archaïque

Il n’est pas utile de poursuivre sur ce thème. Ajoutons simplement que, dans leur récent ouvrage, l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow ont abondamment dénoncé le « mythe du stupide sauvage » en soulignant le degré de maturité intellectuelle, politique et social des sociétés dites « primitives » [4].

Parmi leurs exemples se trouve le cas des Nambikwaras du Brésil dont Claude Lévi-Strauss a analysé le fonctionnement politique dans un article publié en 1944 [5]. Nous terminions notre précédent article par une description du « leadership archaïque ». Or, loin d’être archaïque ou de témoigner d’une culture paléolithique à cause d’une « culture matérielle rudimentaire », le leadership chez les Nambikwaras était de facture moderne.

D’abord, Graeber et Wengrow observent que, « comme d’autres peuples similaires, [ils] vivaient en fait dans l’ombre de l’Etat moderne [puisqu’ils] commerçaient avec des habitants des villes et des campagnes, et se faisaient parfois embaucher temporairement comme manœuvres ».

Ensuite, quoique « opposés à l’idée de compétition », ils désignaient des chefs. Dans leur organisation, il « jouait un rôle social et psychologique très semblable à celui des leaders nationaux en Europe, [et] la fonction attirait le même type de personnalités ». Graeber et Wengrow les caractérisent ainsi :

Ils concluent sur le leadership propre à cette société :

Si les chefs nambikwaras nous apparaissent comme des figures politiques étrangement familières, c’est justement à cause de l’élégance paisible avec laquelle ils passaient d’un ordre social à l’autre [entre la condition de cueilleur pendant la saison sèche et celle d’agriculteur pendant la saison des pluies], parvenant à concilier ambition personnelle et intérêt commun. Ils répondent pleinement à la définition de l’acteur politique conscient.

III. La pensée archaïque correspondrait à un « mode de cognition »

Ces références à l’anthropologie suggèrent qu’elle pourrait apporter un éclairage sur le mode de pensée d’une personne dont on qualifie la conduite d’« archaïque ». Mais l’approche est délicate : l’état d’esprit et le raisonnement du directeur commercial qui préfère recevoir de son fournisseur une boîte de cigares de 900 euros correspondant à la ristourne que devrait percevoir son entreprise a-t-il vraiment à voir avec la pensée archaïque ou primitive ?

La question est problématique parce qu’elle comprend des hypothèses implicites – outre celle relative à l’existence effective d’une « pensée primitive », il y a l’hypothèse que celle-ci puisse être toujours active à l’esprit des contemporains à côté d’une pensée rationnelle –, et parce qu’elle est susceptible de violer le « principe de parcimonie », un principe d’économie qui exige d’« exprimer les faits de la manière la plus parfaite possible avec la plus petite dépense de pensée » [6].

Le philosophe et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, et l’égyptologue Henri Frankfort et l’archéologue Henrietta Frankfort ont proposé des théories qui respectent ce dernier principe.

Lévy-Bruhl a invoqué la « loi de participation » pour rendre compte du fait que, selon lui, la mentalité primitive est prélogique [7]. Cette loi autorise des exceptions au principe d’identité selon lequel « une chose ne peut être elle-même et son contraire » [8]. Elle implique en effet qu’« un être [puisse être] à la fois lui-même et autre chose » [9]. Selon les termes de Lévy-Bruhl :

Il s’établit entre le sorcier et le crocodile une relation telle que le sorcier devient le crocodile, sans cependant se confondre avec lui. Du point de vue du principe de contradiction, il faut de deux choses l’une : ou que le sorcier et l’animal ne fassent qu’un, ou qu’ils soient deux êtres distincts. Mais la mentalité prélogique s’accommode des deux affirmations à la fois. [10]

De leur côté, Frankfort et Frankfort distinguent trois modes de cognition ou manières d’acquérir de l’information sur le monde [11]. L’un d’eux est caractéristique de la pensée primitive.

Le premier mode, intellectualiste, est fondé sur la relation entre un sujet (un « je ») et un objet (un « ça »). Il est typique de la connaissance scientifique, n’implique aucune émotion et donne lieu à une verbalisation.

Le second mode de cognition permet de connaître directement les émotions d’autrui, sans appel à un raisonnement intellectuel. Selon les auteurs, il s’agit d’une « connaissance curieusement directe que nous obtenons lorsque nous ‘comprenons’ une autre créature, par exemple sa peur ou sa colère » [12].

Le troisième mode de cognition est fondé sur la relation entre un « je » (le sujet humain) et un « tu » qui représente le monde phénoménal. Il est caractéristique de la pensée primitive :

Pour l’homme moderne et scientifique, le monde phénoménal est avant tout un « ça » ; pour l’homme ancien – et aussi pour l’homme primitif – il est un « tu » (Thou).

Frankfort et Frankfort expliquent que ce troisième mode de cognition se situe entre le mode intellectuel et le mode émotionnel, entre une intellection active et une perception passive :

La connaissance que ‘je’ a du ‘tu’ [le monde extérieur] oscille entre le jugement actif et le passif ‘subir une impression’ ; entre l’intellectuel et l’émotionnel, le verbalisé et le non-verbalisé. […] Le ‘tu’ a le caractère sans précédent, inégalé et imprévisible d’un individu, une présence connue uniquement dans la mesure où elle se révèle. De plus, le ‘tu’ n’est pas simplement contemplé ou compris, mais il est vécu émotionnellement dans une relation dynamique réciproque. Pour ces raisons, [cet aphorisme] est justifié : ‘L’homme primitif n’a qu’un seul mode de pensée, un seul mode d’expression, un seul mode de discours – le personnel’.

Les deux auteurs concluent en soulignant que

le ‘tu’ n’est pas contemplé avec un détachement intellectuel ; il est vécu comme la vie confrontée à la vie, impliquant toutes les facultés de l’homme dans une relation réciproque. Les pensées, tout comme les actes et les sentiments, sont subordonnés à cette expérience.

IV. Conclusion de la deuxième partie

À lire ce bref aperçu de la « mentalité primitive », il semble que l’usage de l’archaïsme dont nous discutons doive être pris dans un sens figuré – proche d’« ironique », « moqueur », « grossier » – et non littéral. Le supposé archaïsme de la guerre en Ukraine, celui de la grande entreprise indifférente à l’éthique et à la RSE ou celui du directeur commercial amateur de cigares ont-ils à voir avec la loi de participation de Lévy-Bruhl et le troisième mode de cognition de Frankfort et Frankfort – la relation « je-tu » ? On pourrait toujours essayer d’établir des correspondances entre ces concepts-là et des concepts « modernes », par exemple le concept d’identité de rôle rapport de l’identité individuelle et du rôle ou les concepts d’akrasia et de la faiblesse de la volonté envisagés aux niveaux d’un individu ou d’un collectif [13].

Nous envisagerons une autre de ces passerelles dans notre prochain article.


Références

[1] C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952, Editions Gonthier, 1961.

[2] Ibid.

[3] C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Librairie Plon, 1962.

[4] D. Graeber & D. Wengrow, The dawn of everything: A new history of humanity, Allen Lane, 2021, tr. E. Roy, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Editions Les Liens qui libèrent, 2021.

[5] L’article de Lévi-Strauss est « The social and psychological aspect of chieftainship in a primitive tribe: the Nambikuara of Northwestern Mato Grosso », Transactions of the New York Academy of Sciences, 7(1) Series II, 1944, p. 16-32. Lévi-Strauss écrit notamment :

« Le rôle de chef est permanent, bien qu’il ne soit pas toujours assumé par le même individu. Chez les Nambikuara, la chefferie n’est pas héréditaire. Lorsqu’un chef vieillit ou tombe malade, et qu’il ne se sent plus capable de remplir sa lourde tâche, il désigne lui-même son successeur. Il dit : ‘Celui-ci sera le chef…’. Il est probable que ce pouvoir autocratique dans la recherche de sa propre succession est plus apparent que réel. Nous insisterons plus loin sur le peu d’autorité dont jouit le chef et, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, la décision finale est probablement précédée d’un sondage minutieux de l’opinion publique, l’héritier désigné étant en même temps celui qui a le plus d’appui parmi les membres de la bande. […] Le consentement est à l’origine du leadership, et le consentement, lui aussi, fournit la seule mesure de sa légitimité. » (Ma traduction)

[6] E. Mach, Die ökinomische Natur der physikalischen Forschung, cité dans le Vocabulaire Philosophique Lalande, 18ème édition, Paris, PUF, 1996. Voir aussi mon article « Critiques du mythe du consommateur éthique », 15 juillet 2017.

[7] L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, 4ème édition, Librairie Félix Alcan, 1925.

[8] Source : CNRTL.

[9] J. Cazeneuve, « Lucien Lévy-Bruhl », Encyclopædia Universalis, Volume 9, 1968.

[10] La mentalité primitiveop. cit.

[11] H. & H. A. Frankfort, « Myth and reality », in H. & H. A. Frankfort, J. A. Wilson & T. Jacobsen, Before philosophy: The intellectual adventure of ancient man, Penguin Books, 1949.

[12] Ibid. Les citations qui suivent sont issues de la même source.

[13]  « Les identités de rôle sont des ‘conceptions, des cognitions référentes ou des définitions que les gens appliquent à eux-mêmes sous l’effet de la position structurelle qu’ils occupent professionnellement’ » (C. Schott, D. D. van Kleef et T. P. S. Steen, « L’impact combiné de l’identité professionnelle et de la motivation de service public sur le processus décisionnel dans les situations de dilemme », Revue Internationale des Sciences Administratives, 84(1), 2018, p. 25-45 ; la citation est de M. A. Hogg, D. J. Terry et K. M. White, « A tale of two theories : A critical comparison of identity theory and social identity theory », Social Psychology Quarterly, 58(4), 1995, p. 255-269). « Faire preuve d’akrasia, ou agir de façon akratique, c’est agir sciemment et librement à l’encontre de son meilleur jugement, c’est-à-dire du jugement qu’une autre ligne de conduite est meilleure » (A. Anquetil, « Agir intentionnellement contre ses valeurs », Gérer et Comprendre, 78, 2004, p. 4-17).

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien