Le professeur William Frederick distingue trois types ou groupes de valeurs qui, selon lui, forment aujourd’hui le tissu de la vie économique marchande : valeurs économiques (economizing, le mot faisant référence à l’idée d’un usage prudent, voire frugal, des ressources) ; valeurs écologiques (ecologizing, néologisme qui reprend l’idée de prudence de l’economizing et désigne des sous-valeurs propres aux processus écologiques) ; valeurs relatives au pouvoir (power-aggrandizing, qui exprime une tendance à l’accroissement du pouvoir, lequel est une conséquence de l’expansion de la firme) (1). Il consacre de nombreuses pages à ces trois types, mais son ouvrage contient aussi des développements sur des thèmes adjacents. J’y consacre ce billet pour souligner en particulier la manière dont l’auteur intègre la perspective évolutionniste à son argumentation.

L’ouvrage de Frederick est ambitieux. Loin de se contenter, si je puis dire, de proposer une généalogie évolutionniste des valeurs autour desquelles s’organise la vie économique marchande contemporaine (du moins celle qui prévalait il y a 20 ans), il aborde différents sujets connexes : valeurs des managers (où dominent en théorie les valeurs économiques et relatives au pouvoir, mais les travaux empiriques sur les valeurs dont Frederick propose une revue détournent de leur origine évolutionniste : ainsi affirme-t-il que « le tableau général des valeurs managériales qui émerge [des travaux empiriques réalisés avant 1995] est un tableau créé, façonné de façon importante par l’approche générale et les méthodes spécifiques employées par les chercheurs »), influence des climats éthiques (la théorie des climats éthiques, l’une des offres théoriques parmi les plus anciennes et les plus abouties de la business ethics, était en cours de développement au moment de l’écriture de l’ouvrage), effets de la technologie sur les valeurs et en particulier sur le développement de la coopération au sein des firmes (en fait la technologie recèle ses propres valeurs, dont bien sûr l’expertise technique mais aussi les relations de coopération et de coordination ainsi que le souci d’informer sur les innovations le plus grand nombre de personnes), intégration des approches normatives traditionnelles (« normatives » signifiant « liées à la réponse à la question de ce qu’il convient de faire dans le champ d’action des firmes ») fondée sur trois prémisses fondamentales (origine évolutionniste des valeurs, « plasticité et variabilité » fondamentale des cultures humaines et établissement de la légitimité des revendications des parties prenantes non pas sur leurs intérêts locaux et ponctuel mais sur les trois types de valeurs distingués par Frederick), et d’autres choses encore.

La perspective évolutionniste sur laquelle Frederick fonde toute son argumentation se retrouve dans le chapitre qu’il consacre aux valeurs originelles des affaires. Il s’agit de valeurs dont l’origine se situe dans des « processus biophysiques et biochimiques » qui ont fini par revêtir une signification symbolique et à recevoir un nom. Selon les termes de l’auteur, ces processus comprennent « les croyances, relations interpersonnelles et processus relatifs à la formation de jugements de valeur (judgmental processes) qui ont fait de la vie des affaires une institution humaine ». Elles sont approuvées par la société car elles sont inhérentes à la fonction sociale que remplit le domaine économique. C’est pourquoi les valeurs originelles, archétypales, de la vie des affaires sont les valeurs économiques à proprement parler (au sens de l’economizing indiqué en introduction, c’est-à-dire incluant une dimension de prudence), de croissance (celle-ci est le résultat de gains de productivité et d’innovations) et de maintien de l’intégrité du système (c’est-à-dire en particulier de l’intégrité des firmes).

C’est ainsi que Frederick peut affirmer que « la combinaison des trois valeurs originelles des affaires produit un type unique de fonction et de phénomènes au sein de la société. Nous appelons cette fonction « vie des affaires » (business) ». Après avoir noté que d’autres organisations remplissant des fonctions sociales, par exemple les hôpitaux, peuvent également poursuivre les trois valeurs originelles de l’économie marchande, mais de façon non prioritaire, Frederick reprend une citation de l’un des spécialistes de l’étude des valeurs dans les sciences sociales, Milton Rokeach, relative au rôle crucial que jouent les institutions, dont les firmes, dans la transmission de valeurs, plus précisément dans « la transmission de certains sous-ensembles de valeurs de génération en génération » et dans l’implication au sein de « différentes activités dont la finalité est de réaliser ces valeurs ».

Frederick consacre un chapitre au groupe des valeurs écologiques qui comprend trois sous-valeurs : les relations entre les formes de vie (linkage), la diversité (il souligne que « les formes de vie, actuelles ou éteintes, sont, presque de façon incompréhensible, nombreuses et variées », un trait essentiel des systèmes écologiques dont la conscience chez les êtres humains qu’ils constituent une valeur s’accroît continûment), la succession homéostatique (l’idée que « les réseaux écologiques parviennent à une régularité, manifestent une configuration qui tend vers la stabilité tout en s’éloignant en permanence d’un état d’équilibre fixé ») et la communauté (qui résulte des trois précédentes sous-valeurs écologiques et que Frederick définit comme « le réseau homéostatique de différentes unités de vie dont la potentialité de survie dépend des relations et de la diversité au sein du réseau »).

Il va de soi que Frederick s’attache à analyser ce qu’il appelle « l’interface » entre les valeurs économiques et écologiques, une interface qui existe malgré la différence d’échelle à laquelle ont lieu les deux ordres de processus. Tout en observant que la compréhension de leur relation « n’est pas une simple affaire », il affirme que « toute transaction économique est, de façon inhérente, écologique, c’est-à-dire qu’elle survient dans un contexte de forces biotiques et abiotiques qui exercent une influence sur les résultats [produits par ces processus] – et il en a été ainsi depuis que la vie est apparue sur terre ».

Bien sûr, Frederick précise cette interface, et nous en reparlerons à l’approche de la conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques qui aura lieu à Paris à partir de novembre 2015. L’approche singulière de cet auteur, assez difficile à aborder pour quiconque s’attendrait à trouver dans son ouvrage une approche conventionnelle des questions d’éthique des affaires, pourra peut-être alors apporter sa contribution à la réflexion.

Alain Anquetil

(1) W.C. Frederick, Values, Nature, and Culture in the American Corporation, Ruffin Series in Business Ethics, Oxford University Press, 1995.

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