Si « jouer la montre » correspond à un choix pertinent dans certaines situations, ce qui a été dit à propos de l’affaire Renault-Nissan dans le billet précédent suggère que ce choix pourrait être paradoxal. Nous explorons cette question à travers quatre arguments : indifférence ; effets contreproductifs ; déviance par rapport au cours normal des choses ; action passive.

 

1.

Argument de l’indifférence

Selon cet argument, le choix de jouer la montre peut s’avérer indifférent. Les options « jouer la montre » (contrairement au cours normal des choses) ou « continuer à jouer normalement » rappellent la situation de l’âne de Buridan qui ne peut se résoudre à choisir entre deux bottes de foin aussi appétissantes l’une que l’autre et à distance égale – et qui meurt de faim.

Considérons le jeu du football, qui a inspiré l’expression « jouer la montre », et imaginons qu’une équipe ayant obtenu un petit avantage – mais un avantage décisif – peu avant la fin de la rencontre décide de ne plus jouer normalement, mais de temporiser. Il y a différentes manières de justifier l’hypothèse que « jouer la montre » peut l’affaiblir (nous en évoquons plusieurs ci-dessous). L’une d’elles est que cette équipe quitte un état d’esprit entreprenant pour laisser place à une attitude de repli sur elle-même (au sens physique du terme). D’un autre côté, continuer à jouer normalement reviendrait à s’exposer à un renversement de situation, l’autre équipe cherchant à annuler l’avantage de la première.

On pourrait soutenir que les deux options se valent. Autrement dit, quelle que soit son choix, l’équipe pourrait ne pas regretter de ne pas avoir choisi l’autre option qui s’offrait à elle. « Inutile de considérer nos motifs », penserait l’équipe ayant pris l’avantage, « puisque les deux options s’équivalent : donc nous pouvons faire un choix arbitraire ». De cet arbitraire viendrait le paradoxe.

 

2.

Effets contreproductifs

Le second paradoxe naît de l’idée que si la stratégie consistant à « jouer la montre » est censée permettre de gagner du temps, elle peut avoir des conséquences négatives pour l’agent.

Pourtant, les conséquences positives de cette stratégie viennent d’abord à l’esprit. Considérons ce propos de Sénèque sur la façon de remédier aux effets nocifs de la colère :

« Personne ne veut s’imposer un délai ; et cependant le plus grand remède de la colère, c’est le temps ; il refroidit la première ardeur, et dissipe ou du moins éclaircit le nuage qui obscurcit l’âme. Il suffit, je ne dis pas d’un jour, mais d’une heure, pour adoucir ces transports qui entraînent, ou pour les maîtriser entièrement. Si l’on n’obtient rien par le délai, on paraîtra cependant céder à la réflexion, non à la colère. Tout ce que tu veux bien apprécier, abandonne-le au temps ; rien ne se voit nettement dans la première agitation. » (1)

Mais l’effet inverse peut être observé de façon plausible. La stratégie consistant à « jouer la montre », surtout si elle est « décidée » brusquement, peut être à l’origine de troubles émotionnels. Le fait de se représenter que l’on est en train d’appliquer cette stratégie conduit en effet à rendre la fin visée (la victoire en football) plus saillante qu’elle ne l’était lorsque les choses allaient selon leur cours normal.

Cet état émotionnel pourrait provoquer des effets contreproductifs. Quelle est l’émotion en question ? Le remords, « tourment moral causé par la conscience d’avoir mal agi », est un candidat crédible. Il peut perturber la ligne de conduite de l’agent et l’empêcher d’atteindre son but. Telle est la seconde forme du paradoxe.

 

3.

Déviance par rapport au cours normal des choses

La troisième forme est proche de la précédente.  Reprenons l’exemple du football. Dans le cours normal des choses, les joueurs pratiqueraient leur art d’une façon habituelle, en alternant attaques et défenses. Mais lorsque le cours des choses devient anormal, l’équipe qui en est la cause (celle qui veut conserver son avantage) risque de ne plus penser qu’à son avantage. Plutôt que de seulement chercher à l’obtenir, elle cherche à l’obtenir à tout prix.

Le philosophe Robert Pirsig en donne une illustration éloquente – en-dehors du jeu de football. Voici ce qu’il dit de l’expérience de Phèdre, protagoniste de l’un de ses romans, qui a entrepris un pèlerinage en Inde, sur une montagne sacrée :

« [Il se rendait compte] qu’il n’avait en vue que des fins personnelles. Il se considérait, lui, comme le centre de l’expérience : il n’était donc pas prêt. On confond trop souvent ceux qui marchent pour eux-mêmes, et ceux qui s’oublient. Les uns et les autres avancent de la même façon, respirent au même rythme, s’arrêtent et repartent semblablement. Mais quelle différence ! Les premiers sont comme une mécanique mal réglée : leurs pieds bougent, mais à contretemps. Ils ne voient pas la beauté de la lumière à travers les arbres. Préoccupés par tout le chemin qui reste à parcourir, ils vont trop vite ou bien ils traînent. Ils sont là, mais ils refusent d’être là. Ils voudraient être déjà arrivés, mais ils ne sont pas plus heureux au sommet. Chaque pas leur coûte, physiquement et spirituellement, parce qu’ils n’imaginent pas que leur but est nécessairement lointain et extérieur. » (2)

L’équipe de football qui joue la montre ne vise certes pas un « but lointain et extérieur » mais l’obstination engendrée, dans l’esprit de ses joueurs, « par tout le chemin qui reste à parcourir », le fait que « jouer la montre » les conduit à « refuser d’être là » parce qu’ils « voudraient être déjà arrivés » exprime la troisième forme du paradoxe.

 

4.

Action passive

La quatrième forme consiste à affirmer qu’en jouant la montre, un agent commet une « action passive ». L’idée qu’une action puisse être passive semble intrinsèquement contradictoire, puisque les deux principes qu’elle contient – l’activité et la passivité – sont antonymes. La passivité peut être définie comme l’absence d’activité, ce qui peut inclure différentes acceptions, par exemple être contraint d’agir à cause d’une volonté étrangère, être inerte à l’instar d’un objet inanimé ou subir sans résister (3).

L’action passive est toutefois discutée en philosophie. Joseph Raz en a donné deux exemples qui soulignent la difficulté de distinguer l’activité de la passivité : l’ornithologiste, plus précisément celui qui observe les oiseaux sauvages, et le kleptomane, qui est soumis au désir irrépressible de voler (4).

L’observateur d’oiseaux sauvages, dit Raz, « même s’il se tient tranquille dans sa cachette d’observation, est actif. [Mais] en un sens familier, il est bien sûr passif ». S’il est actif, c’est parce qu’il attend intentionnellement le passage des oiseaux. S’il est passif, c’est parce qu’il ne semble produire aucun effet dans le monde.

Le kleptomane aussi semble à la fois actif et passif. Il est actif parce qu’il vole quelque chose dans un magasin. Il est passif parce son action est produite par un désir irrépressible, un désir qu’il ne contrôle pas.

Harry Frankfurt affirmait que le critère unique d’une action est le fait que son accomplissement est soumis au contrôle de l’agent. C’est là que se trouverait le quatrième paradoxe de la stratégie consistant à « jouer la montre ». En la mettant en œuvre, l’équipe de football souhaite prendre le contrôle des événements (qui incluent ses actions proprement dites et ses réactions aux actions de l’équipe adverse). Mais dans le même temps, elle abandonne le contrôle, puisqu’elle renonce à jouer selon le cours normal des choses. En langage ordinaire, on dirait qu’elle laisse l’initiative à son adversaire – en espérant qu’il affaiblira sa défense.

Affaiblir sa défense ! Tel est l’envers de la stratégie consistant à jouer la montre. Et, peut-être, la source commune de ses paradoxes.

Alain Anquetil

(1) Sénèque, Œuvres complètes de Sénèque le Philosophe, tr. J.-M. Nisard, J.-J. Dubochet et Compagnie Éditeurs, 1844.

(2) R. M. Pirsig, Zen and the art of motorcycle maintenance, William Morrow & Co, 1974, tr. M. Pons, A. et S. Mayoux, Traité du Zen et de l’entretien des motocyclettes, Editions du Seuil, 1978.

(3) Source : Merriam-Webster.

(4) J. Raz, « When we are ourselves: The active and the passive », Proceedings of the Aristotelian Society, 71, 1997, p. 211-227.

(5) H. G. Frankfurt, The importance of what we care about: Philosophical essays, Cambridge University Press, 1988.

[cite]

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