Un petit article d’opinion, paru dans le New York Times, pour commencer l’année 2016. Cristobal Young, professeur de sociologie à Stanford, y rend compte d’un travail de recherche qu’il a mené en 2014 avec un collègue, Chaeyoon Lim. Paru dans Sociological Science, il portait sur le temps considéré comme un « bien de réseau » (1). Le titre de l’article du New York Times est plus explicite, mais intriguant : « Vous n’avez pas besoin d’avoir plus de temps libre » (« You Don’t Need More Free Time »), c’est-à-dire, dans le contexte considéré : « Vous n’avez pas besoin de plus de flexibilité dans votre temps de travail ». Cette affirmation semble étrange, contre-intuitive. On pourrait la trouver choquante. Mais elle repose sur une étude scientifique sur l’équilibre entre le travail et la vie personnelle, qui mérite examen.

Il y a une quinzaine d’années, Stewart Friedman et Jeffrey Greenhaus rendaient compte d’une étude sur l’équilibre entre travail et vie familiale (2). Le titre de leur ouvrage posait la question de leur rivalité : travail et famille sont-ils des alliés ou des ennemis ? Ils y défendaient une thèse de l’intégration confirmant la possibilité que les deux types d’activités puissent s’enrichir mutuellement, bien que le sens commun tende à les considérer comme antagonistes. L’implication (involvement) est ici le concept essentiel : « […] L’intégration entre travail et famille a plus de chances de se réaliser si notre implication dans les deux domaines est équilibrée. Lorsque nous sommes impliqués dans les deux rôles – quand nous nous soucions fortement du travail et de la famille,– nous tendons à utiliser dans le cadre d’un rôle les ressources dérivées de l’autre rôle. » Les auteurs soulignent le danger d’un engagement déséquilibré, c’est-à-dire privilégiant un rôle plutôt qu’un autre : « L’implication intense dans un rôle à l’exclusion de l’autre a l’effet opposé et génère un conflit ».

Comment, pour Friedman et Greenhaus, une telle intégration est-elle possible ? Ou, pour reprendre l’image de la balance, comment l’équilibre entre travail et famille peut-il être réalisé en pratique ? Chacun des rôles suppose une disponibilité et produit, à travers des récompenses spécifiques, une satisfaction. Celle-ci prend notamment la forme de gratifications émotionnelles. Les auteurs les décrivent très simplement à propos des deux domaines : « Dans notre rôle professionnel, la gratification émotionnelle se manifeste par ce que nous ressentons lorsque nous sommes satisfaits par notre métier et notre carrière, lorsque notre expérience au travail permet de réaliser des buts significatifs, lorsque notre vie professionnelle est intéressante et enrichissante. Dans notre rôle familial, la gratification émotionnelle découle de la satisfaction que nous éprouvons du fait de notre expérience familiale, c’est-à-dire lorsque des besoins sociaux et émotionnels, des valeurs ou des buts sont réalisés dans le contexte de la vie privée ». L’argument est simple, presque d’une grande évidence, même si cette phrase l’est un peu moins : « Ceux qui sont fortement impliqués dans les deux rôles peuvent rechercher activement une plus grande flexibilité au travail afin de répondre aux besoins de leur vie de famille ».

Friedman et Greenhaus emploient l’expression « time famine » (déficit de temps) que Bill Clinton, Hillary Clinton et Al Gore avaient utilisé, dans les années 90, pour faire ressortir la nécessité de faire en sorte que les travailleurs américains puissent consacrer plus de temps à leur vie de famille. Ils ont examiné, dans le cadre de leur étude, l’importance du temps. Cependant, dans la mesure où leur ligne argumentative porte plutôt sur les conséquences psychologiques du travail (sur l’équilibre entre l’implication dans les deux rôles indiquée plus haut), le temps de travail, et les moments de détente (relaxation time), ne sont que des facteurs parmi d’autres. Surtout les moments de détente : « En général, pour la plupart des gens, 10 heures de détente chaque semaine accroissent considérablement la satisfaction procurée par la vie famille ».

L’étude de Young et Lim a une orientation différente. Pour eux, la question de l’équilibre travail – vie personnelle ne dépend pas de la quantité de temps passé au travail. Il dépend de la possibilité d’avoir une vie familiale et sociale. Et cela n’est possible que si les autres (les membres de notre famille, nos amis) sont disponibles au moment où nous le sommes. Young et Lim confirment l’idée intuitive que le bien-être émotionnel est d’un niveau très bas du lundi au jeudi et qu’il remonte le vendredi et le week-end. Mais (et c’est là le résultat essentiel de leur étude) ils constatent qu’il en est de même pour les personnes qui sont au chômage, ce qui est moins intuitif puisqu’elles ont beaucoup de temps disponible.

L’explication tient au fait qu’il est nécessaire de « reconnaître que le temps n’est pas égal. Le temps est à bien des égards ce que les sociologues appellent « un bien de réseau », [c’est-à-dire] qu’il dérive sa valeur du fait qu’il est largement partagé ». Young prend l’exemple de l’ordinateur : « sa valeur dépend dans une large mesure du nombre de gens qui ont un ordinateur ». L’application du concept de bien de réseau au temps libre est évidente : « Si le week-end a une telle importance, c’est parce qu’un grand nombre de gens ne travaillent pas ». Or, Young et Lim montrent que la vie sociale du week-end représente, en quantité, le double de la vie sociale qui a lieu pendant la semaine de travail, ce qui correspond à peu près à la différence d’intensité du bien-être émotionnel entre le week-end et la semaine travaillée. Et si ce bien-être n’augmente pas non plus, du lundi au vendredi, pour les personnes sans emploi, c’est parce qu’une grande partie de leurs amis ne sont pas disponibles.

La conclusion la plus étonnante de la recherche de Young et Lim concerne la flexibilité dont parlaient, parmi tant d’autres, Friedman et Greenhaus. Cela ne sert à rien, remarque Young dans le New York Times, d’augmenter la flexibilité au travail dès lors que, pendant les temps de détente ainsi créés, les connaissances et amis ne sont pas disponibles. Au contraire, l’effet pourrait être inverse : trop de flexibilité en semaine pourrait réduire le potentiel de vie sociale. C’est pourquoi Young conclut en affirmant que « la solution pourrait résider dans une forme de contrainte : une plus grande standardisation du temps de travail et du temps personnel ». Autrement dit, une norme rigide pour gouverner le temps de travail serait la garante d’une plus grande disponibilité pour la vie sociale, donc d’une plus grande liberté. Cette conclusion un peu mélodramatique a une autre implication, en tout cas si l’on prend au sérieux l’intégration entre travail et famille défendue par Friedman et Greenhaus : la nécessité d’enrichir le travail, en un sens cohérent avec la vie personnelle des individus.

Alain Anquetil

(1) C. Young et C. Lim, «Time as a Network Good: Evidence from Unemployment and the Standard Workweek », Sociological Science, 18 février 2014.

(2) S. D. Friedman et J. H. Greenhaus, Work and family—allies or enemies? What happens when business professionals confront life choices, Oxford University Press, 2000.

 

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