Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

La Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP28), qui s'est tenue du 30 novembre au 12 décembre 2023 à Dubaï, avait une dimension cosmopolitique parce qu’elle rassemblait des personnes issues de nombreux pays dont on attendait, compte tenu du thème abordé, qu’ils se conduisent en « citoyens du monde ». Si le mot « cosmopolitisme » a pu avoir une connotation péjorative, on l’emploie aujourd’hui, en philosophie politique, pour désigner une « société civile mondiale » – et, dans l’éthique des affaires à laquelle nous nous référons souvent dans ce Blog, pour vanter les vertus d’une vision du monde à laquelle devraient notamment adhérer les dirigeants d’entreprises. Si l’essai Vers la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant est souvent cité, le lien qu’il établit entre le cosmopolitisme et la nature sphérique de la planète Terre est peu exploité. Il mérite d’être brièvement exploré.

Illustration par Margaux Anquetil

Lorsque le pape François, dans un court message publié à l’occasion de l’inauguration d’un pavillon religieux à Dubaï dans le cadre de la COP28, affirmait qu’« aujourd’hui, le monde a besoin d’alliances qui ne soient pas contre quelqu’un, mais en faveur de tous », il témoignait de l’esprit du cosmopolitisme (1).

Du cosmopolitisme au sens de la philosophie contemporaine, Monique Canto-Sperber propose la définition suivante :

« La prétention morale du cosmopolitisme contemporain est liée à son ambition de construire un ordre international qui ne procède pas des États et prenne sens d’emblée à l’échelle du monde. […] Le cosmopolitisme ne vise pas à internationaliser peu à peu des institutions d’abord étatiques, ou à étendre progressivement à tous les États des accords conclus entre des États particuliers. Au contraire, le cosmopolitisme définit d’emblée ses objectifs pour l’ensemble des citoyens et sur la Terre entière. Le cosmopolitisme est une démarche qui part des hommes et de leurs activités pour arriver aux réalités mondiales. » (2)

Une telle ambition devait nécessairement avoir un écho au sein de l’éthique des affaires. Le concept de cosmopolitisme y est en effet invoqué dans différents contextes, par exemple l’évaluation par les citoyens de la responsabilité des entreprises en matière d’environnement et de droits de l’homme lorsqu’elles opèrent dans des pays lointains (3). Mais c’est peut-être dans un article plus ancien, dû à Thomas Maak et Nicola Pless, qu’il a été le plus développé (4).

Ces auteurs font référence au sens étymologique du mot « cosmopolite » – le mot grec kosmopolitês (cosmopolite), composé de kosmos (monde) et de politês (citoyen), signifie « citoyen du monde » – en l’appliquant aux dirigeants d’entreprises. Selon eux, seul un dirigeant doté d’une tournure d’esprit cosmopolite est en mesure de comprendre les problèmes du monde et de s’efforcer de les résoudre, afin de faire de notre monde un monde « décent », « juste » et « inclusif » :

« Les dirigeants d’entreprises cosmopolites sont conscients des principaux problèmes du monde, ils se soucient des besoins des autres, en particulier des plus démunis, ils aspirent à faire de ce monde un endroit meilleur et ils agissent en paroles et en actes en tant que citoyens du monde conscients de leurs responsabilités. En bref, ils font preuve d’un état d’esprit et d’une attitude cosmopolites. »

Pour qu’un dirigeant d’entreprise pense et agisse comme un citoyen du monde, il doit non seulement adhérer aux valeurs et aux normes « qui devraient régir les relations entre les acteurs d’une société civile mondiale », mais aussi posséder trois qualités personnelles fondamentales (5) : un sens de la justice envisagée à l’échelle mondiale, un souci d’autrui (care) et la mise en œuvre du devoir d’assistance à autrui. Ces qualités figurent en arrière-plan des huit principes qui, selon Maak et Pless, fondent le « leadership cosmopolitique » (6). Ils « reflètent des normes et des valeurs spécifiques sur la manière dont nous devrions vivre ensemble sur cette planète, ce que nous nous devons les uns aux autres en tant qu’êtres humains […], et ce que les personnes occupant des positions privilégiées devraient faire afin de rendre l’univers cosmopolitique aussi inclusif, juste et propice à la vie que possible ».

En utilisant le mot « planète », Maak et Pless font une allusion, sans doute involontaire, aux arguments de Kant sur la nécessité d’un « droit cosmopolitique », c’est-à-dire d’un droit unique, s’appliquant à tous les États, qui devrait gouverner les relations entre des citoyens étrangers ou entre des citoyens et des pays étrangers (7). Kant n’emploie pas le mot « planète » (en tout cas pas pour un motif explicitement politique), mais il fait entrer la forme sphérique de la Terre dans son argumentation. C’est le cas de ce passage où le droit cosmopolitique lui est conceptuellement relié :

(a) « La nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur de certaines limites ; et dans la mesure où la possession du sol sur lequel peut vivre l’habitant de la Terre n’est jamais concevable que comme possession d’une partie d’un tout déterminé, donc comme une partie sur laquelle chacun a originairement un droit, tous les peuples disposent originairement d’une communauté du sol – non pas toutefois au sens de la communauté juridique de possession (communio), ni non plus, par conséquent, d’usage ou de propriété de ce sol, mais au sens de la possibilité d’y exercer une action réciproque physique (commercium), c’est-à-dire d’y entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres consistant à se prêter au commerce réciproque, et ils ont un droit de faire cette tentative avec chacun, sans que l’étranger soit pour cela légitimé à traiter chacun d’eux pour cela comme un ennemi. Ce droit, dans la mesure où il tend à la réunion possible de tous les peuples par rapport à certaines lois universelles de leur commerce possible, peut être appelé le droit cosmopolitique (jus cosmopoliticum) » (8).

L’une des dimensions pratiques du droit cosmopolitique kantien concerne le « droit de visite » d’une personne arrivant dans un pays étranger. Dans l’extrait qui suit, Kant le distingue du « droit de résidence », qui suppose un séjour permanent de la personne étrangère. La forme sphérique de la Terre y est également invoquée :

(b) « L’étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (cela exigerait un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du foyer) mais à un droit de visite : ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la Terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. » (9)

Et un peu plus loin :

(c) « La communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous. »

Le fait que la Terre est ronde n’est pas, comme chez Maak et Pless, un simple synonyme du « monde ». Il possède une valeur argumentative et conceptuelle qui mérite quelques commentaires.

1. Une question immédiate, soulevée par la philosophe Seyla Benhabib, concerne le lien entre le fait que la Terre est ronde et le droit cosmopolitique (extraits (a) et (b) ci-dessus). Le danger est ici celui du « sophisme naturaliste », par lequel on déduit à tort un devoir moral (ou un droit) d’un fait. De même qu’on ne peut déduire du fait économique qu'en moyenne les salaires des hommes sont supérieurs à ceux des femmes qu’il devrait en être ainsi, de même le fait que, à cause de la forme sphérique de la Terre, je sois en relation, « quelque part et à un moment donné,[…] avec d’autres êtres humains et que je ne puisse les fuir à jamais n’implique pas que je doive, à ce moment-là, les traiter avec le respect et la dignité qui doivent être accordés à tout être humain » (10). Je devrais certes les traiter « avec le respect et la dignité qui doivent être accordés à tout être humain », mais pas, pour reprendre les mots de Kant, parce que la Terre est ronde et que ses habitants doivent « se supporter les uns à côté des autres ».

2. Jacques Derrida voit, dans les passages (b) et (c) de la Paix perpétuelle cités ci-dessus, une distinction entre la « commune possession de la surface de la Terre » et la possession de ce qui se trouve au-dessus de la surface (11). La surface de la Terre doit être comprise « en tant que telle, en tant que superficie », c’est-à-dire en un sens naturel, tandis que ce qui est au-dessus de la surface revêt un sens différent, d’ordre culturel, qui implique un autre régime de propriété :

« Si Kant prend bien soin de préciser que ce bien ou ce lieu commun s’étend à ‘la surface de la Terre’, c’est sans doute pour n’y soustraire aucun point du monde ou d’un globe sphérique et fini (mondialisation et globalisation), là où une dispersion infinie reste impossible ; mais c’est surtout pour en exclure ce qui s’élève, s’édifie ou s’érige au-dessus du sol : habitat, culture, institution, État, etc. Tout ce qui, à même le sol, n’est plus le sol, et même si cela se fonde sur la Terre, ne doit pas être inconditionnellement accessible à tout arrivant. »

3. Le passage (a) de la Doctrine du droit mentionne l’idée que, la Terre étant ronde, chacun de ses habitants ne peut y posséder qu’« une partie d’un tout déterminé », ce qui a pour conséquence que « tous les peuples disposent originairement d’une communauté du sol ». Pour Kant, cela signifie que les habitants de la Terre peuvent et devraient utiliser cette « communauté du sol » pour entrer en relations et, plus encore, entretenir des relations permanentes, y compris (mais pas seulement) leurs relations commerciales – ils ont la possibilité d’« entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres consistant à se prêter au commerce réciproque, et ils ont un droit de faire cette tentative avec chacun, sans que l’étranger soit pour cela légitimé à traiter chacun d’eux pour cela comme un ennemi » (extrait (a) ci-dessus).

4. Selon la philosophe Katrin Flikschuh, l’image de la forme sphérique de la Terre – qui est « facilement négligée », bien que « frappante et récurrente dans la Doctrine du droit » – ne doit pas seulement être prise dans un sens littéral : elle possède aussi un sens métaphysique, au-delà de la réalité apparente, qui implique les concepts de causalité, de liberté et de responsabilité. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier concept.

Reprenant le propos de Kant figurant dans l’extrait (c) ci-dessus, Flikschuh affirme qu’« en unissant tous les endroits de la surface de la Terre, sa forme sphérique garantit que les effets des choix et des actions d’une personne sont ressentis par toutes les autres, quel que soit l’endroit de la Terre où la nature les a placées ». Et, ajoute-t-elle, « de même qu’il est possible de lire l’image de la surface sphérique de la Terre comme un fait vrai mais banal, de même il est possible d’interpréter en termes purement littéraux la référence à la responsabilité de l’agent contenue dans cette image ».

La question « non littérale » posée par la forme sphérique de la Terre concerne ici l’étendue de la responsabilité des êtres humains qui y vivent. Flikschuh reconnaît qu’il n’est pas possible d’interpréter l’idée que « toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous » implique une responsabilité intégrale de chaque personne du fait de ses actions. Car, dit-elle, « si mes choix et mes actions affectent réellement les choix et les actions possibles de tous les autres habitants de la planète, cela implique que je peux être tenu responsable de toutes les conséquences de mes actions – intentionnelles ou non, prévisibles ou non ». Il va de soi qu’une telle conception de la responsabilité, qui suppose que l’on est également responsable de ce dont on n’a pas le contrôle, provient d’une interprétation bien trop « littérale » des conséquences que Kant tire de la forme sphérique de la Terre.

Flikschuh prend soin d’expliquer la conception de Kant et de souligner l’intérêt pratique de cette image, notamment pour l’appréhension des questions de justice globale. Quoi qu’on pense de ses analyses, elles lui donnent un crédit philosophique qu’une lecture trop rapide des passages de Kant où elle est mentionnée pourrait ignorer. La liberté de la recherche exclut que l'on reproche aux chercheurs spécialisés dans l’éthique des affaires de ne pas avoir fait appel, dans le cadre de leurs « théories cosmopolitiques », aux conséquences pratiques de la forme sphérique de la Terre et, en particulier, aux arguments de Kant ou de Flikschuh. On peut néanmoins souligner, d’un point de vue général, la capacité d’un fait d’évidence, exprimé sous la forme d’une image banale, à susciter l’imagination, à mobiliser des concepts ayant des effets à la fois théoriques et pratiques, et, au bout du compte, à enrichir la recherche scientifique.


Références

(1) Message vidéo du Saint-Père à l’occasion de l’inauguration du ‘Faith Pavilion’ à Dubaï, 3 décembre 2023.

(2) M. Canto-Sperber, « Cosmopolitisme et paix perpétuelle », in J.-B. Jeangène Vilmer & R. Chung, Ethique des relations internationales. Problématiques contemporaines, Presses Universitaires de France, 2013. Voir aussi Monique Canto-Sperber, « Les fondements normatifs du cosmopolitisme », in Ryoa Chung et Geneviève Nootens (dir.), Le cosmopolitisme. Enjeux et débats contemporains, Presses de l’Université de Montréal, 2010.

(3) A. Vestergaard & J. Uldam, « Legitimacy and cosmopolitanism: Online public debates on (corporate) responsibility », Journal of Business Ethics, 176, 2022, p. 227-240.

(4) T. Maak & N. M. Pless, « Business leaders as citizens of the world. Advancing humanism on a global scale », Journal of Business Ethics, 88, 2009, p. 537-550.

(5) Maak et Pless n’utilisent pas ce vocabulaire, ni celui de « vertu » ou de « disposition ».

(6) « La reconnaissance de la valeur et de la dignité égales de chaque personne [doit être] seulement assurée, mais aussi activement promue » ; « En tant qu’acteurs majeurs dans un monde globalisé, il n’est pas nécessaire que les dirigeants aient des critères moraux plus élevés, mais étant donné l’étendue de leurs responsabilités et le fait que les conséquences de leurs défaillances éthiques est plus élevé, ils doivent agir de manière consciente, prudente et responsable » ; etc.

(7) Ils disent de la pensée de Kant qu’elle est « une référence clé pour le cosmopolitisme moderne ».

(8) E. Kant, Doctrine du droit, 1796, tr. A. Renaut, GF Flammarion, 1994.

(9) E. Kant, Vers la paix perpétuelle. Esquisse philosophique, 1795, tr. J.-F. Poirier et F. Proust, GF Flammarion, 2006.

(10) S. Benhabib, The rights of others: Aliens, residents and citizens, Cambridge University Press, 2004.

(11) J. Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Editions Galilée, 1997.

(12) K. Flikschuh, Kant and Modern Philosophy, Cambridge University Press, 2000.


 

Pour citer cet article : Alain Anquetil, « La COP28, le cosmopolitisme et la forme sphérique de la Terre », Blog Philosophie et Ethique des Affaires, 10 décembre 2023.

 

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