Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

En dépit des apparences, on peut tirer quelque chose du personnage du filou, que l’on appelle aussi décepteur, fripon, trompeur, escroc et – c’est l’appellation d’origine anthropologique que nous retiendrons – trickster, un mot anglais qui vient de l’ancien français « trichier » (tromper), apparenté à « tricher ». Le trickster se sert de la ruse pour tromper, sans nécessairement être malhonnête. Mais derrière ce masque qui semble faire de lui un être amoral et asocial se cache un personnage plus subtil, un marginal dont les discours et les actes dérangent le conformisme et les structures sociales. Dans le présent article, nous discutons de la possibilité que ce personnage puisse nous aider à bien agir. L’éthique des affaires académique, que nous avons l’habitude de solliciter, s’y intéresse peu. Pourtant, on a pu considérer que la figure du trickster pouvait, notamment dans le domaine professionnel, servir indirectement de modèle à l’action morale. Nous le verrons à travers deux exemples.

Illustration de l'article sur le trickster par Margaux Anquetil
I. Pourquoi l’éthique des affaires accorde peu de place au trickster

On est en peine de trouver des références au trickster en consultant les travaux relevant de l’éthique des affaires, spécialement les trois principales revues de langue anglaise (Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly, Business Ethics: A European Review). La vingtaine d’articles qui y fait référence le mentionne de façon accessoire pour dénoter la tromperie ou pour établir des distinctions morales propres aux diverses formes de tromperie.

Ainsi, le trickster représente-t-il un type de personnage réel, non fictionnel, qui cherche à atteindre ses objectifs en utilisant n’importe quel moyen, par exemple en poussant autrui à agir de façon immorale afin de se procurer un avantage.

Le trickster, dont la ruse peut le conduire à changer d’apparence en se déguisant, peut aussi être élevé par le public au rang de héros ou de magicien à l'instar de certains entrepreneurs à la réussite éclatante, alors que, dans la réalité, ils ne sont que des tricksters ou des joueurs dont les pratiques sont immorales et illégales.

L’intelligence du trickster est parfois telle qu’elle peut l’amener à réaliser des fins qui auraient été inaccessibles par la seule pratique de la vérité, ce qui peut avoir pour conséquence de dévaloriser la valeur même de la vérité.

Le mot « trickster » a également été employé en un sens figuré pour personnifier l’euphémisme, une figure de pensée bien connue qui permet d’atténuer, dans le discours, la portée d’un fait déplaisant. Les euphémismes peuvent conduire des acteurs de la vie économique à se forger des représentations atténuées, donc trompeuses, de leurs propres actions, alors que celles-ci sont objectivement immorales.

Enfin, il a été fait référence, de façon très ponctuelle, au trickster tel que le concevait Carl Jung. Celui-ci le définissait comme « une structure psychique archétypale d’une extrême ancienneté qui, dans ses manifestations les plus évidentes, [est] le reflet fidèle d’une conscience humaine absolument indifférenciée, correspondant à une psyché qui a à peine émergé du niveau animal » (1).

II. Le trickster est un personnage littéraire complexe qui peut remplir une fonction sociale

Nonobstant cette incursion chez Jung, le rapide aperçu que nous avons proposé indique que les travaux issus de l’éthique des affaires assimilent en général le trickster au malhonnête, au filou, à l’escroc, sans chercher à exploiter la richesse du personnage tel qu’il nous apparaît dans la mythologie, le folklore ou la littérature.

Mais avant d’aborder ce point, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur la citation de Jung. Elle nous permet de revenir sur une distinction qui apparaît dans la définition du trickster que nous avons évoquée en parlant de « figure » et de « personnage ». Jung mentionne en effet le rôle du trickster. Or, cette qualification permet de le situer dans un cadre social et d’en proposer une définition qui ne se limite pas à une liste de traits de caractère.

Les définitions proposées par deux dictionnaires de la langue française attestent de cette distinction. La première insiste sur le personnage du trickster : « emprunt des anthropologues à l’anglais trickster, dérivé de trick, pour désigner dans les contes et légendes le personnage du trompeur, qui se sert de ruses et de mensonges, et dont le modèle occidental est celui de renard » ; la seconde introduit la notion de rôle : « personnage qui, dans des mythologies très différentes, joue un rôle consistant à dérégler le jeu normal des événements, à plaisanter sur les dieux, etc. », avant de préciser entre parenthèses : « c’est le corbeau ou le coyote qui jouent ce rôle dans les mythes amérindiens ; Renart, Till Eulenspiegel dans les contes d’Europe » (2).

Ces définitions permettent de considérer les tricksters sous deux angles différents : l’angle psychologique, qui conduit à identifier les traits de caractère de ce personnage, étant entendu que des individus en chair et en os sont susceptibles de les posséder ; l’angle mythologique et folklorique, dans lequel le personnage du trickster est une fiction qui peut remplir un rôle social.

Considérons le cas de Renart, le goupil du Roman de Renart. Il ne cesse de jouer des tours et de faire des mauvais coups, et grâce à sa ruse et à son astuce, à son art du mensonge et de l’hypocrisie, et à son absence totale de scrupules, il ne réussit pas seulement à satisfaire ses appétits, il se sort aussi de situations sans issue, comme lorsqu’il parvient à prendre le costume de pèlerin alors que, condamné à la potence, il se trouve « lié, retenu de tous côtés » (3).

Renart incarne la renardie, qui est ruse et tromperie par excellence. C’est la raison pour laquelle Nancy Freeman Regalado, spécialiste de littérature médiévale, l’à étudié en tant que trickster aux côtés du Tristan de Tristan et Iseut (4). Elle observe que ces personnages de fiction, bien que l’un soit animal et l’autre humain, sont amoraux et asociaux, et que, s’ils ne savent agir qu’en recourant à la ruse, c’est parce qu’ils sont tous deux sous l’emprise de désirs insatiables dont la réalisation se heurte à des interdictions. C’est pourquoi leurs tours doivent être compris comme des moyens d’obtenir des objets « désirés mais interdits ».

Regalado insiste aussi sur le fait que ces tricksters littéraires ne poursuivent pas d’objectifs à long terme. Leurs ruses « ne semblent pas mener à la fin d’une histoire, à un dénouement », seulement à leur propre fin. Ainsi ne servent-elles pas de moyens en vue de fins, qu’elles soient bonnes ou mauvaises : elles sont leurs propres fins. La structure narrative des aventures de Renart et de Tristan en porte témoignage car elle est fondée sur la répétition et la re-narration, c’est-à-dire le rappel d’épisodes passés dans l’épisode présent.

Mais un trait fondamental des tricksters est qu’ils opèrent dans des espaces intermédiaires et instables que les anthropologues qualifient de « liminaux » ou « liminaires ». Ils s’inspirent par là de l’étape centrale des rites de passage – des types de rites qui séparent « des individus ou des groupes d’un statut pour les agréger à un autre » (5) –, selon la structure ternaire proposée par l’ethnologue Arnold Van Gennep (6). Il y distinguait en effet trois moments présents dans tout rite de passage : la séparation, où l’initié quitte le monde antérieur et les normes qui le régissent ; la marge, une étape intermédiaire au cours de laquelle l’initié se trouve sur le seuil d’un nouveau monde mais n’a pas encore franchi la porte permettant d’y accéder ; l’agrégation, où l’initié, qui a passé le seuil, s’agrège à un monde nouveau. Van Gennep nomme les rites qui correspondent à ces trois étapes préliminaire, liminaire et postliminaire.

Le trickster est un personnage liminal parce qu’il vit dans la marge, dans un entre-deux, dans un espace interstitiel et neutre qui se caractérise, selon les termes de l’anthropologue Victor Turner, par « ce qui n’est ni ceci ni cela, et qui pourtant est les deux » (7). Le professeur de littérature Robert Tally définit la liminalité comme « un seuil entre deux zones, une antichambre distincte de ce qui nous apparaîtrait clairement comme situé dedans ou dehors, ici et là », et celui qui s’y trouve « doit être toujours attentif à la présence de possibilités contraires ou conflictuelles » (8). D’où la complexité déconcertante du trickster qu’un autre anthropologue, Paul Radin, décrivait comme « celui qui crée et qui détruit, qui donne et qui reprend, qui trompe les autres et qui est toujours trompé lui-même », qui est irrévocablement soumis à ses appétits et à ses pulsions, qui enfin « ne possède aucune valeur morale ou sociale, […] alors que c'est par ses actions que toutes les valeurs prennent forme » (9).

III. Deux applications pratiques de la figure du trickster

Le mot de Turner : « Ce qui n’est ni ceci ni cela, et qui pourtant est les deux », a été repris dans un article sur le leadership. Son auteur, Gareth Edwards, défend l’idée que les caractéristiques du trickster, personnage typique des espaces liminaux, peuvent aider celles et ceux qui enseignent le leadership (10). Après avoir souligné « l’importance des espaces liminaux en tant que moments où les étudiants font un apprentissage par le truchement de nouvelles perspectives et visions du monde », il affirme que les enseignants, qui jouent ici le rôle de facilitateurs, peuvent s’« inspirer d’exemples de comportements typiques du trickster dans la facilitation de l’apprentissage du leadership », car ce personnage, un outsider qui parle à partir de la périphérie, remet en question de façon radicale les normes existantes et peut créer de nouvelles normes.

Une deuxième application notable concerne la pratique de la médiation. Robert Benjamin note que le rôle d’un médiateur dans la résolution de conflits entre des parties opposées repose fondamentalement sur l’intuition plutôt que sur un calcul purement rationnel (11). Le médiateur doit être en mesure de permettre aux parties opposées d’adopter de nouvelles perspectives, de les amener à construire un contexte dans lequel elles pourront trouver un accord. Or, cet objectif est, pour Benjamin, partagé par le trickster. Non seulement celui-ci fait systématiquement appel à son intuition, mais il est capable de créer de nouveaux cadres de pensée car il « s’épanouit dans le changement et le conflit, qu’il provoque ou résout alternativement ». Le trickster « sert de médiateur, cherchant à concilier des positions immuables et des forces irrésistibles ». En bref, si l’on excepte ses conduites trompeuses et immorales, ce personnage peut être considéré comme un « modèle de rôle professionnel valide et utile pour la profession » de médiateur.

Cet enthousiasme, que l’on retrouve dans quelques autres applications de la figure du trickster, devrait toutefois être modéré. C’est que cette figure a des aspects fascinants, par exemple son excentricité, son burlesque, ses extravagances et son franc-parler. Et nous entretenons avec elle, à travers les personnages qui l’incarnent (Renart, Tristan, Till Eulenspiegel et quantité d’autres), des relations ambiguës. Nancy Regalado remarque ainsi que « nous sommes heureux qu’on nous considère comme des personnes ingénieuses, perspicaces, intelligentes, voire roublardes, mais pas qu’on nous juge sournois », et que si « nous aimons jouer des tours, nous n’aimons pas être pris pour des escrocs et des tricheurs ».

Les tentatives d’application de la figure du trickster à des contextes professionnels peut être suggestive grâce à l’attrait que nous pouvons avoir pour la mythologie, le folklore et les contes, mais cet attrait ne doit pas conduire à exagérer les ressources que nous pouvons y puiser pour notre vie pratique. Peut-être le recours au trickster est-il aussi un moyen ingénieux et digressif de rattacher des pratiques professionnelles parfois ingrates à des épisodes truculents de la littérature. Il vaut mieux en être conscient si l’on espère que ce personnage puisse inspirer notre conduite morale.


Références

(1) C. G. Jung, Four archetypes mother, rebirth, spirit, trickster, trad. R.F.C. Hull, Routledge Classics, 2003. Ma traduction.

Les références aux travaux d’éthique des affaires sont les suivantes : F. T. Hannafey, « Entrepreneurship and ethics: A literature review », Journal of Business Ethics, 46, 2003, p. 99-110 ; C. Provis, « The ethics of impression management », Business Ethics: A European Review, 19(2), 2010, p. 199-212 ; A. L. Minkes, « Business policy, ethics and society », Journal of Business Ethics, 14, 1995, p. 593-601 ; L. Radoilska, « Truthfulness and business », Journal of Business Ethics, 79, 2008, p. 21-28 ; K. Lucas & J. P. Fyke, « Euphemisms and ethics: A language-centered analysis of Penn State’s sexual abuse scandal », Journal of Business Ethics, 122, 2014, p. 551-569 ; D. W. Hart & R. N. Brady, « Spirituality and archetype in organizational life », Business Ethics Quarterly, 15(3), 2005, p. 409-428.

(2) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010, et Dictionnaire Larousse en ligne.

(3) Le Roman de Renart, édition de J. Dufournet et A. Méline, Paris, GF Flammarion, 1985

(4) N. F. Regalado, « Tristan and Renart: Two Tricksters », L’Esprit Créateur, 16(1), 1976, p. 30-38.

(5) P. Smith, « Rite », in P. Bonte et M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’éthnologie et de l’anthropologie, 4ème édition, Paris, PUF, 2010.

(6) A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Émile Nourry, 1909.

(7) V. W. Turner, The forest of symbols: Aspects of Ndembu ritual, Cornell University Press, 1967.

(8) R. T. Tally, « ‘A utopia of the In-Between’, or, limning the liminal », in D. Downey, I. Kinane, & E. Parker (dir), Landscapes of liminality: Between space and place, Rowman & Littlefield International, 2016.

(9) P. Radin, The trickster: A study in American Indian mythology. With contributions by K. Kerenyi and C. G. Jung, Schocken Books, 1956.

(10) G. Edwards, « Problematizing leadership learning facilitation through a trickster archetype: An investigation into power and identity in liminal spaces », Leadership, 17(5), 2021, p. 542-559.

(11) R. D. Benjamin, « The mediator as trickster: The folkloric figure as professional role model », Mediation Quarterly, 13(2), 1995, p. 131-149.


 

Pour citer cet article : Alain Anquetil, "La figure du filou (ou trickster) peut-elle inspirer notre conduite morale ?", in Blog Philosophie et éthique des affaires, 15 septembre 2022.

 

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