Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Le 30 novembre 2022, le président du tribunal judiciaire de Paris a validé une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) entre Airbus et le Parquet national financier (PNF) « concernant des enquêtes judiciaires liées notamment à la Libye et au Kazakhstan » (1). Elle implique le versement d’une amende de 15,9 millions d’euros au Trésor Public. Si, d’une façon générale, la CJIP repose sur un « accord », celui-ci ne semble pas placer les parties à la transaction « sur un pied d’équilibre » (2). La raison provient de la nature même de la CJIP, selon laquelle la personne morale donne son accord à une proposition du procureur de la République. Dans ce premier article, nous discutons de ce déséquilibre et, par là même, de la nature de cet accord.

Illustration par Margaux Anquetil
I. Pourquoi la convention judiciaire d’intérêt public serait un accord « déséquilibré »

La manière dont les médias ont rendu compte de la convention judiciaire d’intérêt public signée entre Airbus et le Parquet national financier ne laisse aucun doute sur le fait que la CJIP constitue un authentique accord. Par exemple, on a pu lire qu’Airbus « a passé un accord avec le Parquet national financier et accepte de payer une amende », « préfère une amende plutôt que des poursuites judiciaires », ou « a choisi de payer une amende » (3).

Cette absence d’ambiguïté se trouve dans la loi du 9 décembre 2016 qui a institué la CJIP (4). Elle affirme que « lorsque la personne morale mise en cause donne son accord à la proposition de convention, le procureur de la République saisit par requête le président du tribunal de grande instance aux fins de validation » – dans le cas d’Airbus, cette validation est intervenue le 30 novembre 2022 –, ou que « les représentants légaux de la personne morale mise en cause […] sont informés, dès la proposition du procureur de la République, qu’ils peuvent se faire assister d’un avocat avant de donner leur accord à la proposition de convention ». Et, comme l’indique le professeur de droit Didier Rebut, le fait que ce dispositif a été désigné par le terme de « convention » l’apparente à un contrat, c’est-à-dire à un « accord de volonté » entre des parties (5).

L’idée de déséquilibre propre à cet accord a pour origine le début de l’article 22 de la loi : « Tant que l’action publique n’a pas été mise en mouvement, le procureur de la République peut proposer à une personne morale mise en cause pour un ou plusieurs délits […] de conclure une convention judiciaire d’intérêt public imposant une ou plusieurs […] obligations ». Initiative relevant du procureur de la République et contrôle substantiel du juge pour valider la convention, voilà qui conforte l’idée que la CJIP « ne place pas les parties à la transaction sur un pied d’équilibre » (6).

La juriste Martina Galli propose une distinction qui permet de préciser la nature de l’accord propre à la CJIP (7). Dans le cadre du mouvement de contractualisation et de consensualisme de la justice pénale, elle distingue en effet, de façon simplifiée, le « modèle de justice négociée » et le « modèle consensuel ».

Dans le premier, une véritable négociation a lieu (ce que Martina Galli appelle « l’élément dynamique de la discussion »), qui suppose que les parties font des concessions mutuelles en vue de parvenir à un accord.

Le modèle consensuel, lui, est dissymétrique dans la mesure où il repose sur une acceptation ou un refus d’une proposition d’accord dont seule l’autorité judiciaire est à l’origine. Ici, « la personne mise en cause est […] appelée à décider si elle accepte ou non les conditions imposées par le procureur » (8).

La CJIP appartient au second modèle. Elle possède en effet les trois traits qui le caractérisent : « les termes de l’accord sont fixés par l’accusateur public ; le juge pénal exerce un contrôle sur le contenu de l’accord ; l’accord relève d’une justice formelle, le législateur en fixant les modalités et les conditions de déroulement » (9).

En bref, la CJIP serait une forme d’accord contraint mais sans regret. Comme le remarque Martina Galli, « la loi vise expressément des obligations ‘imposées’ à l’auteur de l’infraction et non simplement proposées », et le pouvoir de l’entreprise est « d’accepter ou de refuser un contenu qui [lui] échappe » (10).

Il n’en reste pas moins que, pour reprendre les termes d’Etienne Vergès, professeur de droit privé, la négociation n’est pas absente de la CJIP : « La CJIP prend […] part à un processus de négociation dans lequel les parties prenantes vont évaluer, en amont du procès pénal, les chances de succès ou d’échec de leur action, et les risques que comporterait une éventuelle mise en mouvement de l’action publique », si bien que les parties (autorité judiciaire et personne morale) « peuvent ainsi estimer que la procédure de négociation présente plus d’intérêts économiques que l’ouverture d’un procès » (11).

II. Un choix rationnel

L’accord est peut-être contraint dans le sens que nous venons d’évoquer, mais les accords correspondent rarement à l’idéal que constitue une « communion de pensées, de sentiments [et] de volontés, [et à l’]entente qui en résulte » (12). Ils sont souvent contraints soit par la logique de la négociation lorsqu’elle a lieu, soit par des circonstances extérieures qui imposent à une ou plusieurs parties de rechercher un accord, soit parce que donner son accord à une proposition permet à l’une des parties d’éviter une situation défavorable à ses intérêts.

Le dernier cas de figure est celui de la CJIP. Pour une personne morale mise en cause au titre des délits prévus à l’article 22 de la loi du 9 décembre 2016 (la corruption et le trafic d’influence), mieux vaut payer une amende au Trésor public et mettre en œuvre un programme de conformité effectif si cela lui permet d’éteindre l’action publique à son encontre, de reconnaître les faits sans reconnaître sa culpabilité, de ne pas être exclue des marchés publics nationaux et de pouvoir répondre à des appels d’offres relatifs à des marchés publics internationaux, de bénéficier de l’accélération de la procédure pénale et de la réduction de l’aléa (y compris réputationnel) lié à son issue, enfin de ne pas voir sa direction déstabilisée comme elle le serait dans le cadre d’une procédure pénale (la CJIP fait simplement l’objet d’un communiqué de presse) (13). En bref, et selon les mots du sociologue Pierre Lascoumes, si la CJIP « repose sur des principes pragmatiques » et « si l’État voit dans cette procédure un gage d’efficacité, les entreprises ont d’emblée perçu les bénéfices qu’elles pouvaient en tirer » (14).

Ces avantages ont suscité des critiques, dont celles de Pierre Lascoumes, qui observe à propos de la CJIP qu’« il s’agit bien de la négociation d’un contrat qui s’opère sans tiers et sans que les arguments des uns et des autres soient connus » (15). Laura Rousseau, responsable du programme Flux Financiers Illicites de l’association Sherpa, et la juriste Nada Nabih affirment de leur côté que « la création de la CJIP a instauré une justice à deux vitesses dans laquelle les entreprises achètent leur innocence pour les infractions les plus graves, sans voie de recours possible pour les victimes dont la place est limitée » (16). En outre, la CJIP encourage les personnes morales concernées à estimer le risque pénal à l’aide d’un calcul coût-bénéfice, un calcul qui pourrait même, à cause de la CJIP, être opéré dès le début d’une affaire : « Les montants n’étant pas dissuasifs, et le risque en matière économique étant abordé d’une manière comptable, il est tout à fait raisonnable d’émettre l’hypothèse que les entreprises puissent être tentées de faire un arbitrage entre le risque de sanctions et les bénéfices tirés d’une pratique qui les y expose ».

Le même type de commentaire a été apporté sur les procédures négociées permises par le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) aux Etats-Unis : « Les conventions judiciaires peuvent inciter les entreprises à prendre de plus grands risques et à s’engager dans des pratiques plus douteuses si elles estiment qu’elles peuvent conclure un accord avec le gouvernement et reporter les poursuites indéfiniment. Les amendes incroyablement importantes, souvent très médiatisées, ont même été décrites comme des ‘cacahuètes’ par rapport aux dommages d’une condamnation pénale » (17).

Remarquons enfin que si, pour les personnes morales, la CJIP apparaît comme l’option la moins pire, ce qui suffit à en faire l’option rationnelle, elle est aussi portée par le contexte général. L’argument est mineur, mais l’accueil enthousiaste qui lui a été réservé à la fois par les entreprises et par les autorités judiciaires – le rapport parlementaire Gauvain-Marleix notait que, « quatre ans et demi après sa création, la CJIP constitue un indéniable succès » (18) – a créé un arrière-plan favorable à la conclusion de ces conventions.

III. Conclusion provisoire

Ces considérations suffisent sans doute à décrire le sens de l’accord qui est conclu dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public. Au-delà de ses spécificités pratiques, il représente une confrontation d’intérêts qui permet à chaque partie, dont « l’intérêt public », d’obtenir un résultat satisfaisant, par comparaison avec une procédure pénale classique.

Cependant, le déséquilibre que nous présentions à la section 1 suggère de pousser un peu plus loin la réflexion, non pour parvenir à une caractérisation juridique de cet accord, ce qui serait hors de propos, mais pour nourrir le sens que nous lui donnons. Nous le ferons, dans une perspective essentiellement philosophique, en invoquant le concept d’engagement conjoint, dû à la philosophe Margaret Gilbert, et la distinction entre consentement et assentiment.


Références

(1) « Airbus paiera une amende de 15,9 millions d’euros pour éviter des poursuites », Les Echos investir, 30 novembre 2022. La citation est due à un porte-parole d’Airbus : « Sollicité par l’AFP, un porte-parole du groupe a indiqué qu’‘Airbus confirme avoir signé une Convention judiciaire d’intérêt public (Cjip) avec le PNF concernant des enquêtes judiciaires liées notamment à la Libye et au Kazakhstan’ » (« Soupçons de corruption en Libye et au Kazakhstan: Airbus prêt à payer une amende pour éviter des poursuites », AFP Infos Françaises, 24 novembre 2022).

(2) L. Fabre (Transparency International France), « Préservons l’équilibre de la convention judiciaire d’intérêt public », Le Monde du Droit, 5 novembre 2021.

(3) « Corruption : Airbus accepte de payer plus de 15 millions d’euros pour solder le passé », Les Echos, 30 novembre 2022, « Airbus préfère une amende plutôt que des poursuites judiciaires pour des soupçons de corruption en Libye et au Kazakhstan », Le Monde, 25 novembre 2022, et « Soupçons de corruption en Libye et au Kazakhstan : Airbus accepte de payer une amende », Ouest France, 25 novembre 2022. Il est à noter qu’une première CJIP avait été conclue entre le procureur de la République financier et Airbus le 29 janvier 2020 (la CJIP est disponible sur le site de l’Agence Française Anticorruption), l’amende d’intérêt public s’élevant à un peu plus de deux milliards d’euros.

(4) Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, article 22. Je mets les italiques.

(5) « Il n’est pas anodin de relever que la loi s’exprime expressément en termes de conclusion d’une convention, ce qui tend à témoigner de sa nature de contrat » (D. Rebut, « Les entreprises au service de la lutte contre la corruption : commentaires des mesures anticorruption de la loi Sapin 2 », Bulletin Joly Bourse, 1, p. 48-55). La dernière citation provient du CNRTL.

Voir aussi M.-S. Baud, « La manifestation de la vérité dans le procès pénal : une étude comparée entre la France et les États-Unis », Les Cahiers de la Justice, 4(4), 2017, p. 705-720.

(6) L. Fabre, op. cit.

(7) M. Galli, « Une justice pénale propre aux personnes morales. Réflexions sur la convention judiciaire d’intérêt public », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2(2), 2018, p. 359-385.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Ibid.

(11) E. Vergès, « Procédure pénale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 3(3), 2017, p. 579-586.

(12) « Accord », Dictionnaire de l’Académie Française, 9ème édition.

(13) Ces « intérêts de la convention judiciaire d’intérêt public pour la personne morale » sont issus des « Lignes directrices sur la mise en œuvre de la Convention judiciaire d’intérêt public » qui sont disponibles sur le site de l’Agence Française Anticorruption. Il est à noter que le montant de l’amende dépend de « facteurs minorants » (corruption d’un agent public, caractère répété voire systématique des faits de corruption…) et de « facteurs majorants » (révélation spontanée des faits au parquet, excellente coopération et investigations internes complètes et efficaces…) (source : Lignes directrices).

(14) P. Lascoumes, L’économie morale des élites dirigeantes, Presses de Sciences Po, 2022.

(15) Ibid.

(16) L. Rousseau et N. Nabih, « Les dérives néfastes du mécanisme de la Convention judiciaire d’intérêt public », Dalloz Actualité, « Le droit en débat », 16 mai 2022.

(17) L. Giudice, « Regulating corruption: Analyzing uncertainty in current foreign corrupt practices act enforcement », Boston University Law Review, 91(1), 2011, article cité par Paul Labic, expert conseil anticorruption et compliance, dans « Anticiper la corruption. Les entreprises face aux environnements corruptifs - trois études de cas », Sécurité globale, 27(3), 2021, p. 33-46.

(18) R. Gauvain et O. Marleix, Évaluation de l’impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », Assemblée nationale, Rapport d’information, 7 juillet 2021.


 

Pour citer cet article : Alain Anquetil, « Quel sens donner à l’idée d'accord dans la 'convention judiciaire d’intérêt public' ? (1) », Blog Philosophie & éthique des affaires, 30 novembre 2022

 

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