Jean-François LEMOINE
Professeur de marketing, directeur de recherche et responsable de l’Institut de la Transformation digitale - ESSCA

Article écrit par Maria Mercanti-Guérin (IAE Paris – Sorbonne Business School), Fabienne Torrès-Baranes (Université Paris-Panthéon-Assas) et Jean-François Lemoine (ESSCA Institut de la Transformation Digitale, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) pour The Conversation.


 

À l’occasion du 21ᵉ Colloque du Marketing Digital organisé en Sorbonne les 8 et 9 septembre 2022, la question de sa disparition possible s’est posée. Avec les premiers développements du métavers, le marketing digital tel que nous le connaissons est menacé. Ainsi, les dépenses publicitaires mondiales dans le digital pourraient atteindre un plafond dès 2026 avec une croissance de « seulement » 6,8 %. Le marché serait-il donc arrivé à saturation ?

Certes, ces perspectives ne sont pas inéluctables. Cependant, pour faire mentir les prévisions, les acteurs du secteur doivent désormais relever de nombreux défis d’ordre éthique, écologique, juridique et commercial.

Santé publique et fraude

En ce qui concerne l’éthique, les problématiques de santé publique sont au cœur des récents débats. Les problèmes d’addiction ou de dépression liés aux réseaux sociaux sont pointés du doigt depuis longtemps. Les bulles de filtres algorithmiques qui enferment l’internaute dans ses croyances sans possibilité de changer d’avis sont souvent dénoncées.

Par ailleurs, certaines pratiques sur le web posent question. Nous citerons la publicité digitale qui souffre de façon structurelle de fraudeurs à l’inventivité sans limites. Création de faux comptes, usage de bots, faux avis client… toutes ces techniques devraient coûter 697 milliards de dollars au marché en 2022. L’industrie des faux influenceurs et faux followers représenterait 1,3 milliards de dollars par an. S’ajoute à ces chiffres, la perte de confiance, notamment des « millennials », envers les influenceurs… Quelques initiatives comme la certification RSE (responsabilité sociétale des entreprises) des influenceurs visent à regagner cette confiance, mais le mal semble déjà fait…

Sobriété et empreinte carbone

À l’heure de la sobriété énergétique, il semble en outre que le marketing digital ne soit pas vraiment écoresponsable… Les impacts écologiques du web sont réels. En 2019, le numérique représentait 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Toutes les données stockées ne sont pas imputables au marketing digital, mais la part de celui-ci est importante.

La loi REEN (visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France et parue au Journal officiel du 16 novembre 2021), les data centers verts, la calculatrice de l’empreinte carbone des campagnes digitales, les initiatives pour réduire cette consommation sont nombreuses mais encore timides.

Coopération et protection des données

Sur le plan juridique, la difficulté de créer de vrais partenariats entre acteurs aboutit à une suite ininterrompue de conflits : procès perdu de Google contre les éditeurs réclamant la rémunération de leurs articles, guerre Facebook-Apple concernant le tracking publicitaire… Le chantier de la protection des données renvoie le marché à ses propres faiblesses. La fin des cookies tiers publicitaires pour des raisons de respect de la vie privée le déstabilise. Une multitude de solutions technologiques est imaginée, passant de la Sandbox de Google (une pénalité pour les sites qui abusent des techniques de référencement), aux identifiants uniques.

Cependant, le marché peine encore à trouver une solution unifiée et compréhensible pour les annonceurs au point que l’on parle aujourd’hui de « cookie apocalypse » renforcée par la tendance des consommateurs à refuser les cookies (près du tiers des Français, selon une étude de l'entreprise technologique Seedtag).

Snack content, baisse de l’engagement

Enfin, les défis d’ordre commercial touchent au cœur même le modèle économique du marketing digital fondé sur la publicité. En effet, celui-ci a conduit à des ratés. Preuve en est le réseau social Snapchat qui va supprimer près de 20 % de son effectif suite au ralentissement de la publicité numérique, principal revenu de l’application.

La baisse de l’engagement (clics, commentaires, partage) est parfois spectaculaire. Twitter génère un engagement de 0,05 % en moyenne. En outre, 44 % des consommateurs utilisent un bloqueur publicitaire (AdBlock). Selon le Bernstein Research, la tendance du « Snack content » (contenu de quelques secondes diffusé sur des réseaux sociaux comme TikTok) empêche les publicités de s’installer car les formats sont beaucoup trop courts pour créer attention et adhésion.

Que faire ?

Lors de notre intervention au 21e Colloque du Marketing Digital, nous avons tenté d’esquisser des axes d’amélioration possible pour faire face à ces nombreux défis. Nous en avons notamment relevé trois :

  • la stabilité : depuis son lancement, Google a connu 20 mises à jour majeures de son algorithme. À chaque mise à jour, les sites Internet doivent s’adapter pour ne pas perdre leurs positions dans les premières pages du moteur. Les injonctions paradoxales (comme publiez tous les jours sur votre blog mais n’utilisez pas d’outils d’automatisation), les fermetures arbitraires de comptes sur des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter induisent un sentiment de dépendance à des acteurs qui peuvent décider du jour au lendemain de votre mort commerciale ou sociale. Un environnement plus stable permettrait ainsi de concevoir des stratégies de marketing digital moins exposées à ces changements.
  • la pédagogie : La complexité accrue du marché, à cheval entre le marketing et l’informatique rend nécessaire des programmes de formation en libre accès pour les acteurs. Des initiatives existent, à l’image des ateliers numériques proposés par Google ou Facebook, mais elles restent trop parcellaires au regard de la sophistication des modes d’achat. Nous prendrons notamment l’exemple du programmatique (un mode d’achat d’espace en temps réel qui ressemble à ce qui est pratiqué en bourse) dont les différents types d’enchères obligent les directeurs marketing à maîtriser les pratiques : en effet, le programmatique représente 64 % du marché de la publicité en ligne.
  • Enfin, l’interopérabilité : les acteurs du marketing digital travaillent, de plus en plus, en silo. Messenger ne communique pas avec Gmail. Partager une publication LinkedIn sur Twitter n’est pas prévue dans l’interface de LinkedIn. Cependant, cette prédominance d’écosystèmes fermés devrait se heurter rapidement à la volonté du législateur d’imposer des collaborations.

Déjà pratiquée en Chine, l’interopérabilité, ou la capacité de systèmes, unités, matériels à opérer ensemble) fait l’objet d’une loi qui va en effet entrer en vigueur dans l’Union européenne, le DMA (ou Digital Market Act). Ce texte va tenter de limiter les pratiques anticoncurrentielles et d’interdire certaines pratiques comme les applications préinstallées.

Ces trois impératifs pourraient décider de la survie du marketing digital face à un Web 3.0 de plus en plus conquérant et qui ne s’embarrassera pas des « vieux » acteurs du digital. Sans réponse à ces enjeux, Meta-Facebook, Google ou l’ensemble des réseaux sociaux tels que nous les connaissons pourraient alors être balayés par des sociétés issues de la blockchain, des cryptomonnaies et des jetons numériques non fongibles (NFT).

 

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