Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

Dans nos précédents articles, nous avons exploré la signification des jugements d’archaïsme qui sont portés sur des situations sociales. Il est apparu que ces jugements doivent être compris comme reflétant des visions, des manières d’être, des types d’action que leurs auteurs jugent inadaptés au temps présent. Ainsi, dire qu’une pratique est archaïque, c’est affirmer qu’elle témoigne de la survivance d’un passé révolu, un passé dans lequel l’auteur du jugement ne peut se reconnaître. Cependant, cette survivance du passé évoque une autre interprétation. Elle est fondée sur le concept d’archétype, qui fait l’objet de notre troisième exploration.

Pourquoi dit-on qu'une situation est « archaïque » (3) ? - Illustration par Margaux Anquetil
I. L’archétype est une forme ancestrale qui se révèle indirectement à la conscience

Commençons par l’état d’esprit « primitif » dont nous discutions dans notre précédent article. Le psychiatre et psychanalyste Carl Gustav Jung affirmait que cet état d’esprit ne devrait pas être compris comme étant sous la domination de la conscience. Les pensées qui viennent à l’être primitif ne résultent pas du sentiment qu’il aurait de maîtriser ses états mentaux : elles résultent de son inconscient (1).

Or, et c’est là l’une des thèses les plus célèbres de Jung, cet inconscient comprend deux niveaux. Il y a d’abord l’inconscient personnel, dont le contenu provient d’expériences qu’a vécues le sujet lui-même au cours de son existence. Il y a ensuite l’inconscient collectif qui, selon les termes de Jung, comprend des « éléments collectifs (et non personnels) constitutifs de l’âme humaine en général » (2).

Le caractère général de cet inconscient doit être pris en un sens littéral : il concerne tous les êtres humains. Cela peut paraître surprenant si l’on songe à la diversité des cultures humaines. Mais, selon Jung, l’inconscient collectif a été formé par des expériences qui ont été vécues en tout temps par chaque individu. Si des membres de cultures différentes les partagent, c’est parce qu’elles naissent de problèmes communs et de motivations communes relatives à la préservation de soi et du groupe, aux relations avec autrui, à l’organisation sociale, à l’éducation et à la reproduction (3).

En outre, les contenus de l’inconscient collectif – ou, plus exactement, la capacité que possède chaque individu d’évoquer ces contenus – se transmettent de façon héréditaire.

Jung précise qu’il n’y pas lieu de s’en étonner. Après tout, le corps humain porte les traces de l’évolution. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’esprit ? (4)  Ainsi, de même que la main de l’homme moderne lui permet d’accomplir des gestes qui étaient interdits à ses ancêtres lointains, de même l’inconscient collectif s’est forgé pour l’aider à conduire sa vie dans le monde social.

L’inconscient collectif n’est pas un répertoire d’expériences primordiales. Il contient plutôt des types qui les condensent et les schématisent, que Jung appelle « archétypes ». « Primordial » est ici un quasi synonyme d’« archaïque » et de « primitif », des adjectifs que Jung utilise pour décrire l’archétype, comme dans ce passage où il affirme qu’« il représente ou personnifie certaines données instinctives de l’âme primitive obscure, des racines réelles mais invisibles de la conscience individuelle » (5).

Tout archétype désigne un type ancien ou « originel » appartenant à cet inconscient collectif où se trouvent « des images universellement présentes depuis toujours » (6). Mais les définitions qu’en donne Jung ne manquent pas d’ambivalence, voire, pour certains chercheurs, d’incohérence et de contradiction (7). C’est qu’il influence les actions humaines sans qu’on puisse le saisir en tant que tel. Car on ne peut percevoir un archétype. Il ne se laisse voir qu’à travers une manifestation consciente. Il est certes un « organe psychique » inscrit dans le cerveau de tout être humain, mais il doit aussi et surtout se comprendre comme une force vitale et dynamique qui conduit les individus confrontés à des situations sociales à revivre des expériences primordiales (8). Au fond il n’est qu’un « élément vide », « une possibilité donnée a priori de la forme de représentation », en bref il est une forme, et c’est seulement cette forme qui se transmet par l’hérédité (9).

II. Les jugements d’archaïsme manifestent-ils l’influence des archétypes sur la vie consciente ?

Les archétypes se manifestent à la conscience de manière indirecte. Dans les contextes anciens, c’est-à-dire avant la modernité, les archétypes étaient en quelque sorte encapsulés dans des dogmes, des formules secrètes, des symboles, ainsi que dans les mythes et dans les contes. Ce qui conduit Jung à observer que « jamais l’humanité n’a manqué d’images puissantes offrant une protection magique contre la vie angoissante des profondeurs de l’âme » (10).

Mais dans notre monde marqué par la prédominance de la conscience, le rejet de l’inconscient dans les profondeurs de l’âme et l’appauvrissement des dogmes, des symboles et des images sacrées, les archétypes se manifestent de façon quasi invisible, souvent incompréhensible et parfois douloureuse. Jung insiste sur l’idée que « l’archétype en soi est un modèle hypothétique (et) non manifeste » (11). La psychologie moderne est née, selon lui, de cette situation nouvelle.

Ces considérations nous permettent d’émettre une hypothèse sur un type possible de jugement d’archaïsme : un archétype, à la fois contenu et mode de manifestation de l’inconscient collectif, guiderait l’auteur de ce jugement sans qu’il en ait conscience (12). Il n’aurait pas plus conscience que la situation qu’il juge serait un cas particulier des problèmes qui ont été rencontrés par les êtres humains depuis des temps immémoriaux.

Cette hypothèse ne va pas sans difficultés. Savoir quels archétypes guideraient les jugements d’archaïsme est l’une d’entre elles. Dans le cas, que nous mentionnions dans nos précédents articles, du directeur commercial qui demande à un fournisseur de lui offrir une boîte de cigares plutôt que de permettre à son entreprise de bénéficier d’une ristourne, l’archétype du tricheur (qui recouvre en partie le fripon ou trickster discuté par Jung) pourrait être évoqué. L’archétype se manifesterait à l’esprit de l’observateur qui produit le jugement d’archaïsme en activant à son esprit des représentations relatives aux situations de tricherie et à la figure ancestrale du tricheur.

Ceci nous amène à une deuxième difficulté. Elle concerne la réalité psychologique des archétypes et leur contribution au fonctionnement de l’esprit humain. David Becker et Steven Neuberg y ont répondu en tentant d’inscrire les archétypes dans le champ des sciences cognitives (13).

Selon eux, les archétypes sont des formes (patterns) de perception et d’action qui sont présents dans la mémoire de chaque individu et ont une origine phylogénétique. Ils témoignent d’une adaptation des êtres humains aux conditions de la vie en société.

Les archétypes sont plus que des prototypes, qui sont « les membres les plus typiques d’une catégorie » et qui interviennent dans notre représentation de la réalité en activant à notre esprit des représentations face, par exemple, à une situation dans laquelle des règles morales sont violées, comme celle du tricheur que nous venons d’évoquer. Les archétypes sont plutôt des capacités ou des tendances universelles nourries par le passé et dont la fiabilité, remarquent Becker et Neuberg, est plus importante que les prototypes car ceux-ci dépendent des cultures humaines. Les auteurs concluent leur article en rappelant encore une fois leur définition : « les archétypes sont des tendances évoluées à simuler et à prédire des réponses adaptatives à des problèmes sociaux récurrents ».

III. Conclusion

Le recours de Becker et Neuberg aux archétypes de Jung a été contesté, notamment par Ryan Boyd et ses collègues, d’abord à cause du manque de clarté de leur propos, mais aussi parce que, en fin de compte, l’utilisation du concept d’archétype ne leur apparaît pas nécessaire pour décrire le fonctionnement cognitif des êtres humains (14).

Si ces critiques sont justifiées, elles ne nous semblent pas compromettre la validité de l’hypothèse, au demeurant classique, que nous avons succinctement décrite et que l’on peut résumer ainsi en faisant référence au premier cas qui motivait notre exploration : la guerre en Ukraine est jugée archaïque parce qu’elle évoque un ensemble de représentations, ancestrales et inscrites de façon universelle dans l’esprit humain, relatives aux conséquences dévastatrices de la guerre.

Notre hypothèse vaut aussi pour les autres cas que nous avons évoqués, par exemple celui du directeur commercial malhonnête qui réclame sa boîte de cigares et celui du manager indécent qui met en garde son équipe sur les éventuelles absences pour maternité au cours de l’année à venir : ils peuvent renvoyer tous deux à des types de situations et de personnages incarnant des variétés ancestrales de malhonnêteté et d’indécence, des types expliquant les jugements d’archaïsme.

Ces types sont anciens, primitifs, peut-être communs, mutatis mutandis, à toutes les cultures humaines. Mais peut-on les assimiler à des archétypes au sens jungien, c’est-à-dire à des formes nichées dans les profondeurs de l’âme humaine ? Malgré la richesse des idées de Jung, nous pouvons en douter.


Références

(1) « L’homme primitif ne peut pas prétendre qu’il pense ; ‘la pensée se fait en lui’. La spontanéité de la pensée ne découle pas de façon causale de sa conscience, mais de son inconscient. »  (C. G. Jung, « Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant », dans L’essence de la mythologie, avec C. Kerényi, Paris, Payot, 1980.)

(2) Ibid.

(3) Je m’inspire ici de David Becker et Steven Neuberg, « Archetypes reconsidered as emergent outcomes of cognitive complexity and evolved motivational systems”, Psychological Inquiry, 30(2), 2019, p. 59-75. Les auteurs évoquent d’autres motivations fondamentales.

(4) « Il serait étonnant que la psyché fût le seul phénomène biologique à ne pas révéler des traces évidentes de l’histoire de son développement » (C. G. Jung, Les racines de la conscience. Etudes sur l’archétype, Editions Buchet / Chastel, 1971).

(5) C. G. Jung, « Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant », op. cit. S’agissant de l’adjectif « archaïque », Jung parle par exemple du « langage archaïque de l’inconscient », du « mode de pensée archaïque et mythologique de l’inconscient », etc.

(6) C. G. Jung, Les racines de la conscience, op. cit.

(7) « Même les défenseurs des archétypes sont parfaitement conscients du fait que la théorie des archétypes de Jung est difficile à concilier avec d’autres cadres théoriques, y compris cette théorie elle-même – elle est truffée d’incohérences, de contradictions et d’incompréhensions fondamentales portant sur des principes mathématiques, biologiques et philosophiques » (R. L. Boyd, P. Pasca, et D. Conroy-Beam, « You’re only Jung once: Building generalized motivational systems theories using contemporary research on language », Psychological Inquiry, 30(2), 2019, p. 93-98).

(8) « Les archétypes […] ne sont pas seulement le résultat des empreintes laissées par les expériences – types qui se renouvellent dans le cours de l’existence individuelle et de la vie de l’humanité ; mais en outre, ils se comportent […] comme des centres énergétiques, comme des forces ou des tendances qui poussent le sujet à renouveler les mêmes expériences » (C. G. Jung, Psychologie de l’inconscient, Georg, 1983).

(9) C. G. Jung, Les racines de la conscience, op. cit. Jung propose une intéressante comparaison entre l’actualisation de cette forme qu’est l’archétype et la détermination de la forme d’un cristal.

(10) C. G. Jung, Les racines de la conscience, op. cit.

(11) Ibid.

(12) Voir les cas réels que nous avons proposés dans notre article « Pourquoi dit-on qu’une situation est archaïque ? (1) ».

(13) D. V. Becker et S. L. Neuberg, « Archetypes reconsidered as emergent outcomes… », op. cit.

(14) R. L. Boyd, P. Pasca, and D. Conroy-Beam, « You’re only Jung once… », op. cit.


 

To quote this article: Alain Anquetil, "Pourquoi dit-on qu’une situation est « archaïque » ? (3)," in Blog éthique des affaires, 16 août 2022

 

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