Sihem DEKHILI
Professeure de marketing durable, directrice de recherche, responsable de l'institut MECE - ESSCA
MOHAMED AKLI ACHABOU - Chercheur affilié à l'institut MECE de l'ESSCA
Mohamed Akli ACHABOU
Professeur de Stratégie, RSE et Éthique du Marketing d’Entreprise

Article initialement paru sur The Conversation.

Sihem Dekhili (ESSCA) et Mohamed Akli Achabou (IPAG) sont membres de l'institut MECE - Mode éthique et consommation écologique - de l'ESSCA.


 

L'adoption récente d'une loi pour réguler ce qu'il est désormais convenu d'appeler la fast fashion fait partie d'une histoire longue des relations entre mode, commerce et législation. Le cadre institutionnel international a joué un rôle essentiel dans ce secteur. Si l'organisation mondiale du commerce (OMC) participe aujourd'hui à la promotion de la durabilité, elle a également fortement contribué à la création d'un système mondialisé de la mode. En effet, l'abrogation des accords multifibres (AMF) par cette organisation en 2005 a ouvert la porte pour les marques de mode aux nombreuses opportunités offertes par les marchés et les économies asiatiques : une main-d'œuvre et des matières premières peu chères, des normes environnementales, sociales et sanitaires très réduites, voire absentes… donnant ainsi naissance à la fast fashion. Face aux conséquences de cette mondialisation de la production de textiles, plusieurs gouvernements tentent de réagir en adoptant des textes pour mieux réguler les pratiques du secteur. Ainsi, l'Assemblée nationale française a adopté le 14 mars dernier une proposition de loi visant à instaurer un bonus-malus pour dissuader la consommation irraisonnée d'articles issus de la fast fashion. Son efficacité est loin d'être assurée, et demande une adhésion profonde des consommateurs.

Un rapide détour par la théorie économique éclaire les enjeux. Prix Nobel d'économie, Douglass North, avait souligné il y a 24 ans maintenant le rôle clé des institutions. Selon lui, les sociétés qui s'enrichissent sont celles qui développent des institutions pour que le marché fonctionne au mieux. Mais, en favorisant l'amélioration des niveaux et des modes de vie, cet enrichissement n'est pas sans conséquences sur le plan environnemental et social.

La commission Stiglitz (un autre prix Nobel!) avait conclu en 2008 que l'accroissement du nombre de biens de consommation et le PIB n'étaient plus suffisants pour mesurer le bien-être dans le temps, particulièrement dans ses dimensions économique, environnementale et sociale. C'est pour répondre à ces nouvelles préoccupations que des institutions, telles que l'ADEME en France, ont été créées.

Cette prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux s'était d'abord manifestée sur le plan international. Ainsi, le texte fondateur de la déclaration de la conférence sur l'Environnement tenue à Stockholm en juin 1972 à l'initiative de l'assemblée générale des Nations unies est fortement inspiré du concept d'écodéveloppement. De son côté, l'Organisation mondiale du Commerce (OMC) se dit très impliquée dans la réalisation du programme de développement durable des Nations unies à l'horizon 2030.

Démoder la mode éphémère

Ces dernières années face aux conséquences environnementales et sociales néfastes de cette industrie, plusieurs initiatives institutionnelles nationales et internationales ont vu le jour. Aux États-Unis, par exemple, un projet de loi, le « Fashion Sustainability and Social Accountability Act » ou « Fashion Act », a été voté en 2022. Il oblige notamment les marques de mode ayant un chiffre d'affaires de plus de 100 millions de dollars et exerçant leurs activités à New York de cartographier au moins 50% de leur chaîne d'approvisionnement, de présenter l'impact climatique de leurs activités mais aussi de divulguer les salaires médians des travailleurs. Si ce projet est présenté comme historique, il a été également l'objet de critiques.

En particulier, la crainte a été exprimée de voir les marques de mode se contenter de rendre compte publiquement des problèmes environnementaux et sociaux associés à leur activité sans nécessairement chercher à les résoudre. Comme observé dans le cas d'autres lois, les entreprises peuvent en effet préférer payer des amendes que de se conformer aux exigences réglementaires surtout lorsque celles-ci ne sont pas suffisamment dissuasives.

En France, l'Assemblée nationale a adopté le 14 mars 2024 une proposition de loi visant à démoder la mode éphémère grâce à un système de bonus-malus et ainsi contribuer à une transition d'une mode jetable vers une mode durable. Parmi les mesures phares incluses dans cette loi figure l'élargissement des critères d'écomodulation qui reposent traditionnellement sur la notion de durabilité physique du produit pour inclure l'impact environnemental et l'empreinte carbone.

Cette nouvelle modulation se fera sous deux formes : primes ou pénalités. Le malus qui sera appliqué à partir de 2025 augmentera progressivement pour passer de 5 € en 2025 à 10€ en 2030 (avec un plafond de 50% du prix de vente). L'argent récolté sera utilisé pour financer les primes destinées aux entreprises vertueuses avec pour objectif de faire baisser leurs prix. Le projet de loi prévoit aussi d'interdire à partir du 1er janvier 2025 la publicité pour les produits issus de la fast fashion tout comme la promotion des entreprises, enseignes ou marques qui les diffusent. Cette interdiction a été étendue aux influenceurs commerciaux.

En Suède, la honte de trop consommer

Si cette nouvelle loi est présentée comme historique par ses promoteurs, elle suscite quelques interrogations, voire du scepticisme. L'absence dans la loi d'une définition de ce qui relève de la fast fashion soulève de nombreuses questions ; à partir de quels seuils chiffrés une entreprise sera considérée comme pratiquant de la fast fashion ? Quels types de métriques retenir ? Faudrait-il, par exemple, considérer les quantités de vêtements mis sur le marché ou le nombre de modèles créés sur une période de temps ? Comment faire appliquer cette loi, en particulier auprès des sites en ligne internationaux ?

Cette nouvelle loi vient renforcer d'autres dispositifs mis en place pour promouvoir une production et une consommation responsables sans vraiment obtenir des résultats probants. C'est le cas, par exemple, de la loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Economie Circulaire) adoptée en février 2020, critiquée aujourd'hui, entre autres, pour son incapacité à concrétiser l'interdiction de destruction des invendus, phénomène très récurent dans l'industrie de la mode.

Il est donc clair, que quel que soit le niveau d'exigence apporté par les nouvelles lois visant à combattre la fast fashion, elles restent des outils imparfaits. En ce sens, le consommateur doit lui aussi être acteur de la transition vers une mode plus durable et sobre. Des initiatives ont été lancées dans ce sens, à l'image de la campagne de l'ADEME «Devendeur», à l'origine de vifs débats en France. La sensibilisation des consommateurs pourrait par exemple être construite sur les émotions (négatives et positives). Une récente étude a montré que les consommateurs qui privilégient des vêtements durables ressentaient plus d'émotions positives en comparaison avec ceux qui portent des vêtements non durables.

En Suède, par exemple, après le flygskam (la honte de prendre l'avion), c'est le Köpskam (la honte de consommer) qui semble se développer. Ce mouvement met en évidence le sentiment de culpabilité lié à l'achat de vêtements neufs et à leurs impacts environnementaux. Cela dit, une telle transition n'est pas envisageable sans la contribution des entreprises, qui devraient notamment aider à lever les freins à la consommation des produits de la mode durable (limites des informations et des écolabels, insuffisance au niveau de l'esthétique des articles, prix élevés, etc.).

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