Albrecht SONNTAG
Professeur d'études européennes - ESSCA

Les commémorations franco-allemandes constituent une routine rassurante, surtout au niveau gouvernemental. Elles sont l'occasion de quelques tapes sur l'épaule, de grands sourires qui ne manquent même pas de sincérité, de rendez-vous bienvenus pour profiter du rayonnement de ce qui a été accompli pendant toutes ces années plutôt de scruter les ombres à l’horizon des défis à venir. Et contrairement au cycle sans fin des anniversaires liés à la guerre – batailles terrifiantes et crimes atroces, invasions agressives et occupations humiliantes – commémorer les 60 ans d'un traité d'amitié est un soulagement, une obligation sociale plutôt agréable.

Au fil des décennies, la célébration du Traité de l'Elysée est devenue un rituel permettant à la fois de faire le point et d'exprimer des inquiétudes quant aux tendances préoccupantes de divergence entre les politiques française et allemande, notamment en ce qui concerne leur rôle et leur influence dans le processus d'intégration européenne. D'aussi loin que je me souvienne, ces relations ont été décrites comme étant en déclin. Avec toujours les mêmes métaphores : c'est soit le « moteur » qui se grippe, soit le « mariage » qui se dirige vers le divorce.

L'Europe, et la géopolitique, étant compliquées, il y a bien sûr toujours des défis qui mettent à rude épreuve les relations franco-allemandes. Comment pourrait-il en être autrement ? Il s'agit d’un choc permanent de deux cultures politiques, de structures de gouvernance et de doctrines philosophiques très différentes et héritées de l’histoire. Faire des choses ensemble, trouver un terrain d'entente sur des questions existentielles, cela exige des efforts considérables de part et d’autre. Et certains moments sont plus stressants, plus exigeants que d'autres.

Il y a trente ans : un moment critique

En janvier 1993 – à la mi-temps donc des 60 ans de partenariat actuellement célébrés – le moment était particulièrement rude. C'était le premier grand événement bilatéral de l'après-réunification, et il avait été précédé de quelques développements désagréables. L'Allemagne avait redécouvert sa fragilité économique et une vague de crimes xénophobes qui révélait l'existence d'une frange extrémiste inquiétante. Et pendant la majeure partie de l'année 1992, la France avait vécu une campagne de référendum en vue de la ratification du traité de Maastricht marquée par des accents anti-allemands prononcés dans les discours des politiques de premier plan.

Il n’était guère étonnant que les médias se montrent inquiets. Le Monde a largement couvert l'événement, mobilisant ses meilleurs plumes, comme Henri de Bresson ou Daniel Vernet. Ce dernier voyait à la fois « un couple franco-allemand malmené » et un « îlot de stabilité » dans un environnement de plus en plus déstabilisé, marqué à la fois par la disparition de l'Union soviétique et la résurgence de l'ethno-nationalisme dans son sillage. Quoi qu'il en soit, conclut-il, il n'y avait « pas d'alternative à la coopération franco-allemande ».

Le Figaro, de son côté, diagnostiquait la nécessité du « redémarrage d'un moteur essouflé » qui s'était beaucoup enrayé au cours des pénibles négociations sur la future union monétaire. Les différents chercheurs cités par le journal étaient plus sereins, faisant preuve de confiance dans l'inertie des liens institutionnels : certes, les relations franco-allemandes entraient dans « une période de doute », mais elles étaient aussi caractérisées par une « interdépendance avancée », qui continuerait à produire des initiatives pragmatiques.

En Allemagne, on reconnaissait qu'au cours des trente années qui s’étaient écoulées depuis de Gaulle et Adenauer, les dirigeants politiques des deux pays avaient été à la hauteur de la tâche historique. Mais, comme l’écrivait Jürgen Wahl dans Die Zeit, il y avait aussi des signes réguliers de « crises conjugales ».

À ce moment critique et plein d'incertitudes, l'opinion publique, tout comme dans les années d'après-guerre précédant le traité de l'Élysée, semblait déjà avoir une longueur d’avance sur les observateurs professionnels. Selon un sondage IFOP sur les perceptions réciproques, seuls 11% des Français avaient une « mauvaise opinion » de l'Allemagne, tandis que deux tiers des Allemands déclaraient avoir une « bonne opinion » de leurs voisins français (un autre tiers, comprenant très probablement de nombreux Allemands de l'Est, optant pour « ni bon ni mauvais »). La réconciliation était considérée comme « irréversible » ou du moins « solide » par 60% et 71% respectivement. Plus de la moitié des personnes interrogées dans les deux pays déclaraient que l'autre était leur « allié le plus fiable », bien plus que les États-Unis ou le Royaume-Uni. Et 89 % des personnes interrogées dans les deux pays ont estimé qu'il était « nécessaire de renforcer davantage la coopération » entre les deux pays. Je doute qu'Adenauer et de Gaulle se soient attendus à une tendance aussi largement positive dans leurs rêves les plus fous (non pas qu’ils aient été des rêveurs, bien au contraire).

 

Les métaphores du football

Heureusement, la vie n'est pas exclusivement faite d'événements historiques graves et lourds de conséquences. Même en janvier 1993, les gens avaient d'autres préoccupations, parmi lesquelles, évidemment, le football.

Toujours encline à se laisser aller à un joli jeu de mots, L'Equipe – à l’époque le quotidien le plus vendu en France, loin devant Le Monde ou Le Figaro – titrait le lundi 11 janvier « Les Deutsch marquent ». Jouant sur l'homophonie entre le verbe marquer dans sa forme conjuguée et le nom de la monnaie allemande, le titre faisait référence au total de sept buts inscrits au cours du week-end par les deux attaquants allemands champions du monde Rudi Völler et Jürgen Klinsmann, évoluant respectivement à l'Olympique de Marseille et à l'AS Monaco.

"Les Deutsch marquent" - Illustration pour une série d'articles par Albrecht Sonntag dans le cadre du 60e anniversaire du Traité de l'Elysée - Métaphores du football

Quelle magnifique façon ce de désamorcer l’hystérie du débat sur la prétendue tyrannie de la Bundesbank ! Et un clin d'œil à l'introduction du marché unique européen, survenu dix jours plus tôt, avec sa promesse de libre circulation des personnes. Deux ans seulement avant que Jean-Marc Bosman n'intente un procès au football européen et ne lance une révolution.

Trois décennies plus tard, l'euro a déjà plus de vingt ans. Mes étudiants actuels n'ont jamais connu le grand méchant Deutsche Mark. Peuvent-ils seulement saisir la blague du titre de L'Equipe ?

Le 60e anniversaire du Traité de l'Elysée, malgré tous les nuages noirs qui planent actuellement sur l'Europe, pourrait constituer un bon moment pour innover en matière de métaphore. Plutôt que de ressortir du tiroir les éternels « moteur » ou « couple », c'est l'occasion de se tourner vers le football, l'un des meilleurs pourvoyeurs de métaphores et d'allégories que je puisse recommander aux journalistes. Pourquoi ne pas comparer la France et l'Allemagne à deux joueurs particulièrement indispensables, sans lesquels il n'y a aucune chance de gagner, mais qui à leur tour ne seraient rien sans l'équipe ? Je vous laisse exploiter ce champ sémantique inépuisable, en partant des allusions évidentes à la « défense » et l’« attaque » à des expressions plus sophistiquées comme le « contre-pressing » ou des « passes une-deux ».

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