Albrecht SONNTAG
Professeur d'études européennes - ESSCA

Le 22 janvier 2023, la France et l'Allemagne célèbrent le 60e anniversaire du Traité de l'Élysée, salué à juste titre comme un jalon dans l'histoire de l'Europe d'après-guerre. Mais le traité n'a fait qu'institutionnaliser au niveau gouvernemental un processus de réconciliation que la société civile avait déjà initié sans attendre les politiques. Ce billet est le premier d'une série de quatre réflexions personnelles sur une évolution remarquable.

Quand je pars courir autour de chez moi, j'ai plusieurs options sympathiques. Je peux descendre le petit Chemin de la Libération jusqu'au pont qui traverse la Maine, juste avant qu'elle ne se jette dans la Loire. Le pont, de manière plutôt cohérente, s'appelle « Pont de la Libération ». Pour ceux qui se demanderaient « libération de quoi au juste ? », plusieurs plaques et stèles commémoratives rafraîchissent la mémoire, rappelant comment le résistant Louis Bordier a guidé les troupes du général Patton en août 1944 vers la libération de la ville d'Angers, et comment 108 soldats américains ont perdu la vie dans cet assaut.

Mais je peux aussi opter pour une boucle de 10 km autour de l’étang Saint Nicolas, près du campus principal de l'ESSCA. Ce qui va m'obliger à traverser l'avenue Patton, en passant par la borne historique de la « Route de la liberté », puis par le quartier Beaussier, où tout, du boulevard principal à la toute nouvelle station de tramway en passant par la brasserie, le pôle santé et le Super U, porte le nom de Victor Beaussier, exécuté par les nazis en octobre 1942 à l'âge de 31 ans, pour avoir distribué des tracts de résistance et saboté des véhicules et des lignes téléphoniques.

Monument aux Fusillées, Angers
Monument aux Fusillées, Angers

Et en longeant les rives de l’étang, je passerai forcément par le « Monument aux Fusillés », qui commémore l’exécution d'un total de 46 résistants entre 1942 et 1946.

Je pourrais continuer ainsi pour un bon moment, en mentionnant par exemple l'adresse postale de la mairie d'Angers, boulevard de la Résistance et de la Déportation, ou le panneau installé à la gare d'Angers qui me rappelle, à chaque fois que j’y vais chercher un visiteur, que 824 hommes, femmes et enfants juifs sont partis d'ici pour Auschwitz le 20 juillet 1942.

Pour quiconque vit dans une ville française, il est impossible d'échapper à la présence de la mémoire dans la vie quotidienne. Et pour celui dont le père a occupé une ville française en 1940 dans un uniforme qu'ils l’ont fait endosser dès sa sortie du lycée, le fait que les Français aient pu tendre la main aux Allemands dans l'immédiat après-guerre reste un mystère.

Comment avez-vous fait ?

Mais comment avez-vous fait ? Comment avez-vous vécu à côté tous ces cimetières que les Allemands ont laissés sur votre sol, tout en surmontant le chagrin et le ressentiment ? Comment avez-vous atteint un état d'esprit dans lequel, sans oublier l'inoubliable et sans avoir besoin de pardonner l'impardonnable, vous étiez prêts à donner la permission aux acteurs de la société civile et aux entrepreneurs politiques d'imaginer un avenir commun dans une Europe différente ? Comment avez-vous décidé collectivement qu'il était temps de briser un cercle vicieux apparemment incassable ?

Étiez-vous simplement épuisés, si fatigués des guerres à répétition, de la haine mutuelle et du revanchisme obligatoire que les anciens schémas de pensée n'avaient tout simplement plus de sens ?

Votre perception des Allemands était-elle atténuée par votre propre mauvaise conscience pour avoir collaboré avec l'occupant dans de vastes pans de la population, et pour avoir senti à quel point vous étiez vous-même vulnérables au fascisme ?

Ou bien avez-vous simplement eu de la chance ? La chance d'avoir les bonnes personnes aux commandes au bon moment ? La chance d'avoir non seulement Charles de Gaulle, qui, au lieu de cultiver une germanophobie bon marché, a donné la priorité à sauver votre honneur et à reconstruire un pays détruit, avant de claquer la porte, dégoûté par la politique au ras-des-pâquerettes que la démocratie retrouvée imposait ? Mais aussi la chance d'avoir les gardiens moins glamoureux de la IVème République, beaucoup plus efficaces que ne le suggère leur réputation galvaudée de politiciens de « l’instabilité gouvernementale » ?

Il est vrai que vous avez eu des intellectuels visionnaires, comme Joseph Rovan, qui en octobre 1945, quelques mois seulement après avoir été libéré du camp de concentration de Dachau, a écrit un article courageux dans l'influent mensuel Esprit, dans lequel il expliquait pourquoi, à court et moyen terme, la France aurait « l'Allemagne de nos mérites ».

Vous aviez aussi de bons amis à l'étranger, comme Winston Churchill, qui, dans son discours de Zurich en septembre 1946, a déclaré qu'un « partenariat entre la France et l'Allemagne » était une condition préalable aux retrouvailles de la « famille européenne ». En 1946 ! Ou George Marshall, dont le plan de redressement, mis en œuvre par l’« Organisation européenne de coopération économique » nouvellement créée, vous obligeait dès 1948 à vous asseoir à la même table que les Allemands de l'Ouest, qui n'avaient même pas encore leur République.

Esprit - Edition d'octobre 1945
Esprit - Edition d'octobre 1945

Et vous aviez des promoteurs de la paix pragmatiques comme Robert Schuman et Jean Monnet. Pour ce dernier, la question de savoir comment établir une confiance mutuelle entre Français et Allemands malgré ce passé émotionnellement pollué, était une ligne directrice essentielle de son action politique, comme le montre la biographie de Klaus Schwabe de 2016, la première en langue allemande. Le mémorandum Monnet du 3 mai 1950 affirme la nécessité d'« entreprendre une action dynamique qui transformera la situation allemande et relèvera les esprits allemands ». C'est ainsi que l'on parle d'un allié, pas d'un ennemi. Et la déclaration Schuman, six jours plus tard, annonce que « la France accomplit le premier acte décisif de la construction européenne, en association avec l'Allemagne ».

Lorsque Schuman et Monnet ont tendu la main à l'Allemagne, moins de six ans s'étaient écoulés depuis la libération du petit pont situé à quelques pas de mon domicile. Si ce n'est pas un phénoménale exploit historique, qu'est-ce que c'est ?

Cela aurait-il été possible si l’humeur de la population était restée marquée par le chagrin, l'amertume et le ressentiment ? J'en doute. Bien sûr, il n'y a pas eu d'enthousiasme franc et massif pour de nouveaux liens avec l'Allemagne. Mais il y avait une sorte de volonté tacite de se laisser entraîner par les voix mentionnées ci-dessus. Contrairement à la chronologie proposée par Churchill – la réconciliation d'abord, en tant qu'élément constitutif d'une future Europe – la recherche suggère que le rapprochement franco-allemand et les premiers pas vers l'intégration européenne se sont mutuellement entraînés. Mai 1950 apparaît presque comme un point de basculement en termes d'engagement, un « ouvre-boîte » dans les mains des acteurs de la société civile qui n'attendaient qu'un « acte audacieux », pour citer à nouveau Schuman.

Les deux billets suivants tenteront d'explorer davantage ce tournant de l'après-guerre à travers deux études de cas différentes : tout d'abord, l'histoire du cimetière militaire allemand de La Cambe, situé sur les plages du Débarquement en Normandie. Ensuite, la naissance du jumelage des villes, grâce au courage d'une poignée de maires.

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