Amphi Gounouf, le 14 avril 2005. Il y a trop de monde, on est obligé d’ouvrir une autre salle pour une retransmission en direct. La raison pour cette cohue ? La visite de l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing, venu donner un discours sur l’Europe suivi d’un échange avec une poignée d’étudiants.

Ce n’est pas seulement un grand homme d’Etat qui s’adresse ce soir-là aux étudiants et aux nombreux invités, mais en même temps un commercial qui assure le service après-vente d’un produit qu’il a lui-même fortement contribué à façonner.

Pourquoi cette visite ?

Entre mars 2002 et juin 2003, il avait présidé les réunions de la « Convention européenne », chargée de réfléchir sur l’avenir d’une Union de 15 Etats-membres qui devait bientôt en compter 25 ou 30, et d’élaborer une « constitution » sur la base des traités existants. S’il passait par l’ESSCA au printemps 2005, c’était pour défendre un texte qui allait être soumis à un référendum dans quelques semaines seulement, le 29 mai.

En rétrospective, le résultat de ce référendum de ratification – une victoire nette du « NON » avec 55% des votes – a vite éclipsé le constat que la « Convention » elle-même avait été un réel succès. A titre personnel, j’avais été assez épaté de la mise en place de cette institution, éphémère par définition, de la qualité des contributions, et de la transparence avec laquelle on pouvait consulter les travaux sur le web. En juillet 2003, quand Giscard était en train de soumettre le texte final solennellement au Conseil européen, j’étais à Bruxelles avec mes étudiants du Angers Summer Programme, et nous étions surpris par une atmosphère positive et optimiste partout où nous mettions les pieds (et qui tranchait singulièrement avec l’ambiance habituelle de la frustration avec les insuffisances ou défaillances de l’Union).

Valéry Giscard d’Estaing avait géré cette convention inhabituelle avec, il faut le reconnaître, énormément de savoir-faire diplomatique, à la fois avec gravité et humour, et en pleine maîtrise du dossier. Il était donc bien placé pour défendre ce traité devant les citoyens.

La soirée à l’ESSCA

Revenons à l’amphi Gounouf. L’ancien président était de toute évidence ravi de se trouver en compagnie de jeunes étudiants, ce qui lui permettait de faire d’abord un peu de coquetterie sur son âge avancé, tandis que les jeunes étaient fort impressionnés par son charisme.

Son speech, ensuite, était des plus attendus. Evidemment, il défendit son texte avec conviction, cachant bien sa grande déception de ce que cette « constitution » était devenue au fil d’acrimonieuses renégociations au sein du Conseil européen entre 2003 et 2004. Spectateur impuissant, il avait vu les dirigeants dans leur ensemble adopter des postures et faire preuve d’un égoïsme susceptibles de dégoûter le citoyen le plus enthousiaste de la construction européenne.

Méconnaissable après moultes coupures et encore plus d’ajouts, la constitution était devenue un pavé indigeste de près de 500 pages, incompréhensible pour toute personne qui ne se trouvait pas par hasard doté d’un doctorat en droit international. Tout sauf la constitution succincte et claire initialement espérée.

Giscard était écœuré, mais assura, imperturbable, son service après-vente, louant les qualités supposées de ce qu’il appela son « enfant ». Il alla même jusqu’à considérer cette pseudo-constitution comme « aussi parfaite que la constitution française », un jugement qui avait quelque chose d’involontairement ironique.

Il commit aussi une erreur importante. Celle d’assimiler toute critique du traité constitutionnel, aussi fondée et différenciée soit-elle, aux réflexes europhobes des extrêmes de l’échiquier politique. Un exemple regrettable d’une attitude qui est perçue par beaucoup, non sans justification, comme condescendante, voire méprisante.

Bien sûr, parmi les étudiants de l’ESSCA, Giscard prêchait à des convertis. Nos jeunes gens intelligents et bien formés, multilingues et ouverts au monde, sont justement les archétypes des gagnants de l’intégration européenne. Clairement, le public de cette soirée à Gounouf n’était pas représentatif de l’électorat du 29 mai.

En parallèle : le désarroi de Chirac

Le même soir, Jacques Chirac, Président depuis dix ans déjà à l’époque, avait invité à l’Elysée un panel de 83 jeunes pour débattre de l’Europe en vue du référendum. C’était en direct sur TF1 et c’était un désastre. Visiblement, le Président – dont la politique européenne, il faut le rappeler, n’était pas porté par des convictions, mais un opportunisme peu crédible – ne s’attendait aucunement à affronter les peurs et le scepticisme dont son auditoire fit preuve tout au long de la soirée. Il finit par capituler, de manière calamiteuse, devant le pessimisme de ses invités en concluant « très franchement, je ne le comprends pas et ça me fait de la peine ».

A leur façon, les deux événements et les deux grands dirigeants politiques illustrèrent ce soir-là le gouffre qui s’était ouvert, notamment sur la question européenne, entre les élites françaises et une grande partie de la population en proie à un doute tout à fait légitime sur la manière dont l’Europe se construisait.

Quelques semaines plus tard, la constitution rêvée par la Convention européenne a fini dans la poubelle de l’histoire.

L’héritage du printemps 2005

Quinze ans plus tard, l’épisode parallèle de cette soirée du 14 avril, entre l’ESSCA et l’Elysée, reste emblématique des clivages profonds qui traversent la société française au sujet de l’intégration européenne depuis le débat autour du Traité de Maastricht en 1992. Si le « Non » des Français en 2005 avait de multiples causes (comme l’a montré par exemple la Fondation Jean Jaurès dans une remarquable analyse intitulée « Le jour où la France a dit Non »), l’Europe reste une thématique qui semble cristalliser des attitudes opposées envers le rouleau-compresseur du processus de la mondialisation et son carburant, le capitalisme.

Mais le référendum de 2005 a laissé d’autres traces.

L’amertume durable des vainqueurs du jour, par exemple. Ils ont dû constater que leur vote n’a suscité aucune révolution dans l’Union européenne, que ce soit dans ses politiques, toujours axé prioritairement sur le plus petit dénominateur commun, le marché unique, ou dans son fonctionnement, ce dont témoigne le Traité de Lisbonne, en vigueur depuis 2011.

Mais la campagne de 2005 a aussi révélé la fin définitive d’une période que les études européennes appellent celle du « consensus permissif » et qui couvre les quatre décennies de l’après-guerre, marquées par une confiance et une certaine « permission » accordées par les citoyens aux élites politiques pour ce qui relevait de la construction européenne. Depuis la fin du XXème siècle, cette « permission » est caduque. Les enjeux de la politique européenne ont été politisés, la confiance s’est volatilisée, la polarisation s’est consolidée.

Enfin, le printemps 2005 a rappelé avec force que le référendum est un outil de démocratie directe à consommer avec beaucoup de modération. Ce n’est pas pour rien si un Etat comme la République fédérale d’Allemagne, prenant en compte les leçons de l’histoire, a préféré le proscrire. En tout cas, avec le recul de quinze ans, il n’est pas exagéré de dire que le référendum français de 2005 n’a produit aucun gagnant.

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