Simon Kuper

Début août, l’excellent chroniqueur du Financial Times, Simon Kuper, a publié un véritable règlement de compte avec la classe politique britannique actuelle. Qu’il l’ait fait dans son style inimitable, à la fois précis et laconique, teinté d’un sarcasme à peine perceptible mais ô combien percutant, n’a fait que renforcer la pertinence de son diagnostic. Pour lui, il y a trois défauts persistants et apparemment indécrottables propre à la caste qui règne sur le Royaume.  Tout d’abord, elle privilégie la rhétorique à la substance.

La politique est comprise comme un club de débats, où il faut sortir la phrase qui fait mouche. L’humour et les jeux de mots servent d’arme de destruction massive du véritable débat politique. »  Ensuite, elle fait preuve d’une ignorance crasse de ce qui se passe (et de comment les choses se passent) en dehors des clubs d’Oxford et des quartiers chics de Londres et au-delà des falaises de Douvres. Dans un monde interdépendant, cette « insularité de la classe dominante » n’a plus rien d’une excentricité touchante, mais relève de l’incompétence pathétique.  Enfin, elle continue à se bercer dans « le fantasme de la grandeur », conforté par le nationalisme criard de la presse tabloïde et par les narratifs de gloire nationale qui nourrissent un complexe de supériorité sans fondement réel. 

Ce billet dévastateur était accompagné d’un délicieux dessin de Harry Haysom. Il montre un petit chat inoffensif et plutôt sympathique, devant sa gamelle, qui s’imagine dans un grand miroir, comme un lion impérial qui domine le monde du haut d’un rocher.   En plein dans le mille. Le drame du Brexit révèle au grand jour le gouffre abyssal entre l’auto-perception de la classe politique anglaise et la réalité telle qu’elle est perçue par l’extérieur. C’est l’image d’un pays fermé sur lui-même mais se voyant un « phare pour le monde », comme aimait à le proclamer Tony Blair, auréolé d’un passé glorieux et s’attribuant à lui-même un rang de leader mondial qui lui reviendrait quasiment de droit.

Ne se rendent-ils vraiment pas compte que le monde, dont les rapports de force ont été bouleversés en ce début de XXe siècle, les contemple d’un regard mi-amusé, mi-condescendant ?  Il n’est que logique que pour des dirigeants politiques qui partagent l’illusion du petit chat dans le dessin, l’appartenance à l’Union européenne ne pouvaient être vécue que sur le mode de l’humiliation permanente. Cette image déformée et dépassée de soi-même est simplement incompatible avec l’idée même de souveraineté partagée, entièrement étranger au concept d’intégration européenne.

Au contraire : avoir été forcé, par les réalités économiques, de frapper à la porte d’un club dont on déteste les principes, c’est déjà assez embarrassant. Se voir ensuite refuser l’entrée par un Général français hautain, c’est un déshonneur difficile à oublier et nécessairement porteur d’un ressentiment refoulé.   « L’humiliation corrode l’âme des nations’ », comme l’a joliment formulé Raphael Behr dans une tribune du Guardian cet été.

Elle a surtout pour conséquence un cercle vicieux d’amertume qui déforme encore plus le regard qu’on a sur soi-même et les autres.   Et on est loin d’avoir fini avec les moments humiliants. Ils seront dans la logique des choses, inévitables, maintenant que la dure réalité s’impose après l’ivresse du référendum. Les sorties médiatiques de ces dernières semaines donnent déjà un avant-goût de ce qui nous attend dans les mois et années qui viennent. Incapable de reconnaître ses torts, la classe politique dirigeante se prépare à faire porter le chapeau du désastre par les « méchants » du film : ceux qui ont voté contre le Brexit et persistent dans leur idée seront accusés d’être des traîtres « anti-britanniques », l’Union européenne sera décriée comme maître chanteur qui veut la ruine de Grande Bretagne, et la France – l’incarnation du mal continental – prendra pour son grade.

Préparons-nous aux métaphores guerrières et manchettes revanchardes : « Complot français pour asservir l’Angleterre ! » – « Bruxelles veut punir ceux qui résistent sa dictature ! » – « Ce que Hitler n’a pas réussi, Merkel le fait par d’autres moyens ! ».  Il est à craindre que le diagnostic de Simon Kuper – les symptômes de la rhétorique vide de substance, de l’ignorance du monde extérieur, et du fantasme de grandeur – soit encore valable pour un bon moment, sans qu’une thérapie soit disponible.


Les BreXing News sont un blog de l’EU-Asia Institute qui, dans une première premier saison, a couvert la campagne référendaire au Royaume-Uni du printemps 2016, puis les premiers soubresauts qui ont mené aux élections anticipées de mai 2017. Aujourd’hui, elles suivent la mise en oeuvre du Brexit en publiant des analyses et des points de vue sur les multiples aspects de ce processus complexe. Suite demain : « Royaume-Uni / Allemagne : deux trajectoires opposées ».

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