Cette phrase élégante a été citée le 20 février 2019 par Télérama (1). Elle provient du site « Nous voulons des coquelicots », qui appelle notamment à « l’interdiction de tous les pesticides de synthèse ». Télérama l’interprète de la façon suivante : « Moucherons, abeilles ou humains, nous sommes tous dans le même bateau ». La mention des moucherons et des abeilles fait référence à la publication récente d’une revue de travaux scientifiques, publiés depuis quarante ans, sur le déclin des populations d’insectes (2). Selon les termes des auteurs, cette revue « met en lumière l’état épouvantable de la biodiversité des insectes dans le monde, alors que près de la moitié des espèces sont en déclin rapide et qu’un tiers est menacé d’extinction ». Notre billet ne traite pas directement de cette situation tragique, mais du sens que revêt la formule « ce monde qui s’efface est le nôtre ». Elle présente en effet certains traits qui méritent d’être explorés. Nous le ferons en recourant à Guy de Maupassant, Théodore Jouffroy et Alexis de Tocqueville.

 

1.

Commençons par une brève analyse sémantique. Ce qui frappe au premier abord, c’est la position d’extériorité que suppose la formule « ce monde qui s’efface est le nôtre ». Le déterminant démonstratif « ce » désigne en effet un point de vue extérieur au monde, comme si celui-ci s’offrait à la contemplation d’un spectateur. Le verbe « s’effacer », qui prend ici un sens passif, a une signification voisine. Il souligne notre impuissance devant la disparition progressive de « ce monde ». Même le pronom possessif « le nôtre » évoque la distance qui nous sépare de lui. Il renforce l’idée que nous sommes spectateurs du monde. La raison en est que « le nôtre » peut prendre deux sens sans se fixer sur l’un ou sur l’autre : soit il désigne le monde qui nous appartient ; soit il désigne le monde auquel nous appartenons, au même titre que la faune et la flore qui nous entourent. Enfin, l’hypothèse que nous, les êtres humains, avons une responsabilité spéciale à l’égard de la nature – l’hypothèse que, selon les termes de Joel Feinberg, nous sommes, en raison des circonstances, c’est-à-dire « par défaut », les « gardiens rationnels de la planète que nous occupons temporairement » (3) – est compatible à la fois avec le point de vue d’extériorité et les deux sens possibles du pronom possessif « le nôtre ».

En bref, même s’il est essentiel de chercher à éliminer les causes de l’effacement du monde des insectes et d’autres êtres vivants, le sens de la formule « ce monde qui s’efface est le nôtre » évoque une vision sombre et mélancolique.

 

2.

La perspective du spectateur que nous venons de souligner, on la trouve dans un poème philosophique de Guy de Maupassant(1850-1893), Le Dieu créateur. Il y décrit une création progressive de la Terre par « Dieu, cet être inconnu dont nul n’a vu la face ». Or, après chaque étape, après chaque « essai » le conduisant à meubler le monde de nouveaux éléments, « Dieu regarda la terre ».

Mais ce qui relie le poème de Maupassant à la formule que nous cherchons à analyser, c’est l’épigraphe qui figure en tête du poème. Elle est due à Théodore Jouffroy (1796-1842), un philosophe quasi oublié. Voici le passage mis en exergue du poème (nous le répétons un peu plus loin) :

« Pourquoi le jour ne viendrait-il pas où notre race sera effacée, où nos ossements déterrés ne sembleront aux espèces vivantes que des ébauches grossières d’une nature qui s’essaye ? » (4)

Jouffroy s’interrogeait sur la destinée humaine au sein de « ce petit globe que nous habitons ». Notre monde connut plusieurs créations, la seconde, par exemple, ayant vue l’apparition « de monstrueux reptiles, premiers essais d’organisation animale, premiers propriétaires de cette terre, dont ils étaient les seuls habitants ». Mais « la nature brisa cette création » plusieurs fois et, « d’essai en essai, allant du plus imparfait au plus parfait, elle arriva à cette dernière création qui mit pour la première fois l’homme sur la terre ». Voici comment Jouffroy conclut la série de créations qui inspirera le poème de Maupassant :

« Ainsi, l’homme ne semble être qu’un essai de la part du Créateur, un essai, après beaucoup d’autres qu’il s’est donné le plaisir de faire et de briser. Ces immenses reptiles, ces animaux informes, qui ont disparu de la face de la terre, y ont vécu autrefois comme nous y vivons maintenant. Pourquoi le jour ne viendrait-il pas où notre race sera effacée, et où nos ossements déterrés ne sembleront aux espèces vivantes que des ébauches grossières d’une nature qui s’essaye ? »

On note l’usage du verbe « effacer », comme dans la formule « ce monde qui s’efface est le nôtre ». Le rapprochement avec le texte de Jouffroy en suggère une interprétation naturaliste, quelque chose comme « notre monde s’efface mais un nouveau monde naîtra à sa suite ; il n’y a rien d’extraordinaire à cela : c’est la nature qui cherche, qui s’essaye ». Une telle interprétation invite à un fatalisme qui n’entrait sans doute pas dans l’intention des créateurs du site « Nous voulons des coquelicots »

 

3.

Tocqueville (1805-1859) suggère une autre interprétation qui renforce, si besoin en est, le pessimisme de la formule.

Le passage se situe dans le volume I de De la démocratie en Amérique (5). Tocqueville raconte qu’il aborde une île se trouvant sur un lac, dans l’Etat de New York. Il pense d’abord qu’elle n’a jamais été visitée par l’homme, puis s’aperçoit qu’il est dans l’erreur :

« J’étais bien loin de croire que ce lieu eût été habité jadis, tant la nature y semblait encore abandonnée à elle-même ; mais, parvenu au centre de l’île, je crus tout à coup rencontrer les vestiges de l’homme. J’examinai alors avec soin tous les objets d’alentour, et bientôt je ne doutai plus qu’un Européen ne fût venu chercher un refuge en cet endroit. Mais combien son œuvre avait changé de face ! Le bois que jadis il avait coupé à la hâte pour s’en faire un abri avait depuis poussé des rejetons ; ses clôtures étaient devenues des haies vives, et sa cabane était transformée en un bosquet. Au milieu de ces arbustes, on apercevait encore quelques pierres noircies par le feu, répandues autour d’un petit tas de cendres ; c’était sans doute dans ce lieu qu’était le foyer : la cheminée, en s’écroulant, l’avait couvert de ses débris. Quelque temps j’admirai en silence les ressources de la nature et la faiblesse de l’homme ; et lorsque enfin il fallut m’éloigner de ces lieux enchantés, je répétai encore avec tristesse : Quoi ! déjà des ruines ! »

L’admiration de Tocqueville englobe « les ressources de la nature et la faiblesse de l’homme », mais c’est d’abord l’énergie de la nature, sa vitalité, qui suscite son admiration. Quelques lignes plus haut, n’écrivait-il pas que « parmi ces champs délaissés, sur ces ruines d’un jour, l’antique forêt ne tarde point à pousser des rejetons nouveaux ; les animaux reprennent possession de leur empire : la nature vient en riant couvrir de rameaux verts et de fleurs les vestiges de l’homme, et se hâte de faire disparaître sa trace éphémère » ? L’homme ne laissant qu’une « trace éphémère » (du moins dans le vaste espace nord-américain qui, au temps de Tocqueville, abritait un petit nombre d’êtres humains), la nature attend qu’il quitte les lieux qu’il a investis pour « reprendre possession de son empire ».

C’est précisément ce processus de substitution de la nature à l’homme qui fait défaut aujourd’hui. Là où passe l’homme, désormais, la nature ne revient pas, ou a peu de chances de revenir. C’est en ce sens qu’elle « s’efface ». Mais en même temps s’efface l’admiration qu’elle faisait naître à l’esprit des observateurs. Voilà une autre manière, ontologique, esthétique et mélancolique, de penser la formule « ce monde qui s’efface est le nôtre ».

La perte n’est pas seulement matérielle. Elle est aussi spirituelle.

Alain Anquetil

(1) W. Zarachowicz, « L’hécatombe invisible », Télérama, 20 février 2019.

(2) F. Sánchez-Bayo et K. A. G. Wyckhuys, « Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers », Biological Conservation, 232, 2019, p. 8-27. (Voir également « Les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici 100 ans », Le Monde, 11 février 2019.) Le passage suivant résume le résultat de l’étude :

« Le changement d’habitat et la pollution sont les principaux moteurs de ce déclin. La cause profonde du problème est à trouver en particulier dans l’intensification de l’agriculture au cours des six dernières décennies. Dans ce contexte, l’utilisation généralisée et continuelle de pesticides synthétiques est l’un des principaux facteurs expliquant les récentes disparitions d’insectes (…). Étant donné que ces facteurs concernent tous les pays du monde, on ne s’attend pas à ce qu’il en soit autrement dans les pays tropicaux et les pays en voie de développement. La conclusion est claire : si nous ne changeons pas nos modes de production alimentaire, les insectes dans leur ensemble s’engageront sur la voie de l’extinction dans quelques décennies […]. Le moins que l’on puisse dire est que les répercussions sur les écosystèmes de la planète seront catastrophiques, parce que les insectes constituent la base structurelle et fonctionnelle de nombreux écosystèmes de la planète depuis leur apparition à la fin du Dévonien, il y a presque 400 millions d’années. »

(3) J. Feinberg, « Human duties and animal rights », in R. K. Morris et M. W. Fox (dir.), On the Fifth Day: Animal rights & human ethics, Acropolis Books, 1978.

(4) T. Jouffroy, « Du problème de la destinée humaine », 1830, in Mélanges philosophiques, Paris, Hachette, 7ème édition, 1901.

(5) A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, GF Flammarion, 1981.

[cite]

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