L’actualité récente nous pousse à ajouter un mot à propos de la rectitude morale (1). Elle concerne la décision de la majorité des actionnaires d’Amazon d’autoriser la commercialisation de son produit de reconnaissance faciale lors de l’Assemblée générale de l’entreprise, qui s’est tenue le 22 mai dernier (2). Deux résolutions demandaient pourtant au conseil d’administration de s’assurer que la technologie en question minimisait les risques sur les droits civils et la protection de la vie privée. Il est notable qu’Amazon avait tenté d’empêcher que ces résolutions ne soient soumises au vote, mais la Security and Exchange Commission avait débouté cette demande au début du mois d’avril 2019 (3).

La manière dont France Culture a rendu compte de la position des actionnaires d’Amazon suggère qu’elle manquait de rectitude morale (4). Sous le titre « Énoncer des principes et laisser faire… », l’article précisait que « la majorité a suivi l’avis du conseil d’administration selon lequel « une technologie nouvelle ne devait pas être interdite ou condamnée à cause de mauvais usages potentiels » ». Cette sorte de maxime – car la formule « Énoncer des principes et laisser faire » ressemble à une ligne de conduite – a pour écho l’adjectif « relentless » (« acharné », « implacable », « sans relâche ») qui a été utilisé pour qualifier la tentative d’Amazon d’écarter les deux résolutions posant des conditions à la commercialisation de son produit de reconnaissance faciale – « Amazon’s relentless attempt to exclude the proposals from the ballot » (« la tentative acharnée d’Amazon d’exclure du vote les résolutions »).

Nous ne revenons pas ici sur le sens de la rectitude morale, mais proposons trois supports de méditation sur ce cas.

 

On pourra d’abord se souvenir de l’expression « infirmité morale » que Charles de Gaulle utilisa pour qualifier le capitalisme :

« Le système social qui relègue le travailleur – fût-il convenablement rémunéré – au rang d’instrument et d’engrenage est […] en contradiction avec la nature de notre espèce, voire avec l’esprit d’une saine productivité. Sans contester ce que le capitalisme réalise, au profit, non seulement de quelques-uns, mais aussi de la collectivité, le fait est qu’il porte en lui-même les motifs d’une insatisfaction massive et perpétuelle. Il est vrai que des palliatifs atténuent les excès du régime fondé sur le « laissez faire, laissez passer », mais ils ne guérissent pas son infirmité morale. » (5)

 

On pourra ensuite se pencher sur la formule proposée par la productrice de l’émission de France Culture :

a) « Énoncer des principes et laisser faire ».

Étant conjuguée à l’infinitif, la formule pourrait être traduite de deux façons.

Elle pourrait l’être d’abord dans le langage de la description, où le propos serait de constater un certain état de choses :

b) « Des entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle énoncent des principes et laissent faire ».

Cet énoncé constatif peut être vrai ou faux. Dans la mesure où il comprend deux propositions (« Énoncer des principes », « Laisser faire ») réunies par une conjonction (« et »), il n’est vrai que si ces deux propositions sont vraies.

La formule peut aussi être comprise dans le langage de l’obligation. Cela revient à supposer qu’une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle respecte deux obligations, ce qui donne à la formule a) un tour insolite :

c) « J’ai l’obligation d’énoncer des principes et j’ai l’obligation de laisser faire ».

La formule est étrange, mais l’obligation de laisser faire peut se comprendre comme obligation de ne pas intervenir dans le cours des choses, de « laisser faire, laisser passer », d’après les termes de Charles de Gaulle.

Selon cette interprétation, les acteurs (par exemple les actionnaires d’Amazon qui ont voté la poursuite de la commercialisation de son produit de reconnaissance faciale) sont libres de s’approprier les principes éthiques en fonction des circonstances dans lesquelles ils se trouvent. Le principe suivant lequel « une technologie nouvelle ne devrait pas être interdite ou condamnée à cause de mauvais usages potentiels » pourrait être jugé compatible à la fois avec le « laisser faire » et les principes éthiques énoncés.

 

Une troisième méditation pourra consister à invoquer le grain, symbole de la parole divine, qui, dans la parabole du semeur racontée par Jésus de Nazareth, lève mais meurt très vite, desséché par le soleil, quand il a poussé sur un sol rocailleux.

Jésus explique à ses disciples le sens de la parabole. Ceux qui entendent la parole divine se substituent au grain semé :

« Et de même ceux qui sont semés sur les endroits rocheux, sont ceux qui, quand ils ont entendu la Parole, l’accueillent aussitôt avec joie,
mais ils n’ont pas de racine en eux-mêmes et sont les hommes d’un moment : survienne ensuite une tribulation ou une persécution à cause de la Parole, aussitôt ils succombent. » (6)

« Les hommes d’un moment » ! Voilà qui donne une dernière matière à réflexion.

Alain Anquetil

(1) Voir nos billets précédents.

(2) Voir « A win for shareholders in effort to halt sales of Amazon’s allegedly racially biased surveillance technology », Business & Human Rights Resource Center, 4 avril 2019.

(3) Voir « Amazon has to let shareholders vote on government Rekognition ban, SEC says », The Verge, 4 avril 2019.

(4) « Intelligence artificielle et éthique ne font pas (encore) bon ménage », La Bulle Economique, France Culture, 25 mai 2019.

(5) C. de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 1 : Le renouveau (1958-1962), Plon, 1970.

(6) Nouveau Testament, Marc 4, 16-17.

[cite]

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